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distance produisent sur l’esprit est certainement des plus comiques. On y parle d’un certain M. de Beethoven, possédant des connaissances harmoniques assurément très recommandables, et qui, avec du travail et de la persévérance, fera peut-être quelque chose. Le grand trio en ut majeur n’obtient qu’un demi-compliment, et la sonate en la pour piano et violon ne mérite pas le moindre égard. Cependant les hommes qui écrivaient cela n’étaient ni des imbéciles ni des méchans. On sent à chaque instant un esprit de critique judicieuse, honnête en son étroitesse. Ces braves gens voyaient le titan de trop près, ils avaient les oreilles toutes pleines de Steibelt, de Dussek; ils en voulaient à la cathédrale de Cologne de ne pas pouvoir entrer dans leur boîte de carton. Quand on prêche, il faut prêcher selon le dogme, autrement on court risque d’être lapidé. Aujourd’hui les croyances se sont élargies; on sait le pourquoi, le comment. Haines nationales, antagonisme politique, rivalités de métier, basse envie, tous ces sentimens mauvais, ignobles, ne nous touchent plus : causas procul habeo.

N’est-ce rien pour l’honneur d’une période que cet empressement raisonné, cette dévotion intelligente et sincère? Les œuvres du génie sont comme ces fruits d’automne qui ne mûrissent que pour la saison suivante. A l’ère d’activité, de production, doit naturellement succéder l’ère critique, esthétique ou philosophique, comme on voudra l’appeler. Nos musiciens n’inventent pas, c’est possible; mais qui ne louerait en eux cette aptitude qu’ils ont tous à mettre à profit les leçons du passé, à combiner, à triturer de nouvelles formes, à chercher leur vie jusque dans le néant de l’étranger? Que savait Grétry de l’histoire et de la philosophie de son art? La musique pour lui, c’était sa musique, il ne voyait rien en-deçà, rien au-delà; Méhul lui-même, il l’ignorait; s’il lui arrivait d’entendre un bout de l’Irato, c’était un soir qu’il était venu trop tôt à Richard. Comparez la littérature des Essais sur la musique, cette boursouflure, ce pathos, cette sensiblerie vaniteuse, avec les idées, l’éducation impersonnelle des hommes d’aujourd’hui. Sans aucun doute on les voudrait parfois plus foncièrement, plus naïvement musiciens; mais reprocher leur esthétique aux Félicien David, aux Gounod, aux Gevaërt, aux Ambroise Thomas, autant vaudrait leur reprocher d’être de leur temps. Tout ce qu’on pouvait leur demander, c’était d’utiliser cette science pour nos plaisirs, de labourer, de jardiner cet humus historique, et d’en faire sortir quelques fleurs rares. Le curieux, le joli, voilà pour le moment notre industrie. Les Anglais ont une expression qui peint à merveille cet art agréable et chinois des décadences ou, si vous l’aimez mieux, des transitions. Ils disent : lovely ! et ce mot coquet répond à tout. La Malibran était romantique, Mlle Patti est lovely ! Parcourons donc nos salles de spectacle, et commençons par prendre l’accord sur cette note. C’est, pour la critique, l’unique moyen de ne pas trouver qu’on