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sortir de péril ou d’embarras, et d’acquérir ainsi, en échange d’une concession ou d’une restitution promise, soit l’éloignement d’une armée, soit la remise d’une province, soit l’extension d’une frontière, puis, une fois le péril conjuré, l’embarras dissipé, le bénéfice acquis, de répudier purement et simplement la charge qui était la condition de l’avantage, — si cela lui est permis sous prétexte que les sentimens qui l’animaient et les chefs qui la dirigeaient ont cessé de la dominer, autant dire sans plus de façon que le régime de la souveraineté populaire est le régime de la déloyauté systématique et de la perfidie en permanence. Où en serait-on dans la vie civile, s’il suffisait de changer à propos de sentiment et d’intérêt pour acquérir la faculté de promettre sans tenir, d’emprunter sans rendre et d’acheter sans payer ? Quel débiteur se ferait faute d’alléguer ou d’éprouver à volonté un changement si profitable ? Il n’aurait pas même besoin de se mettre en frais d’aucun prétexte pour expliquer cette mobilité d’impression. Les choses parlent d’elles-mêmes, car une convention réciproque, composée de charges et de bénéfices, paraît toujours avantageuse quand on la conclut et onéreuse quand on l’exécute. L’intérêt et le désir qui poussent un prodigue pressé d’argent à emprunter à tout prix font place à l’intérêt et au désir contraires quand vient le terme de l’arrérage ou de l’échéance. Le plaisir qu’on trouve à acquérir un bien-fonds ne tarde pas à être suivi de l’ennui d’en solder le prix ; ce sont là des retours d’humeur très naturellement explicables, mais dont, entre particuliers, le code pénal fait justice. Si les peuples peuvent se les permettre entre eux, s’ils peuvent se dispenser d’acquitter leur promesse par la seule raison qu’après les avoir accommodés elle les gêne, l’occasion de faire valoir un si bon motif ne manquera jamais. Ne parlons plus de convention, ce nom n’est qu’un leurre : c’est un artifice éventé, un piège apparent où la sottise elle-même ne se laissera pas longtemps prendre. Je sais bien que les démocraties ont, pour manquer de parole, des facilités d’une nature toute particulière. Ce sont des êtres ondoyans et complexes, qui changent à toute heure de forme et de visage et qui glissent sous la main. Quand elles faillent à l’honneur, aucun des membres qui les composent ne se sent atteint personnellement dans sa renommée, pas plus qu’il ne court risque d’être appréhendé au corps. Le blâme public, qui dans une monarchie se concentre sur une seule tête, s’atténue en se partageant sur les millions du suffrage universel. C’est là pour la loyauté d’un peuple une tentation dangereuse ; mais convertir cette facilité criminelle en une faculté légitime, ériger l’abus en droit, c’est faire de la souveraineté populaire la plus sanglante des satires. Que Dieu alors préserve la terre de ces souverains anonymes et irresponsables qui, affranchis de tous les freins