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que par leurs applaudissemens, aux armées victorieuses et aux conquérans couronnés ! Quel éblouissement elles éprouvent devant les uniformes ! quel frémissement au son du tambour ! Leur intervention dans la politique internationale doit-elle donc reproduire le même caractère d’estime aveugle pour la force et de mépris à peine déguisé pour le droit ? Plus d’un sinistre point de ressemblance en fait naître la crainte. Quand on voit, par exemple, par quels procédés sommaires, impératifs, presque militaires, ont été menées à fin dans ces dernières années les annexions d’états soi-disant spontanées qui ont changé la carte de l’Europe, ces plébiscites préparés par l’intrigue d’une propagande astucieuse, puis sortis au lendemain d’une bataille d’urnes gardées par des soldats, ces populations d’abord conquises, puis mises en présence du fait accompli et sommées par oui ou par non soit de le consacrer par leurs suffrages, soit de se condamner à l’anarchie et de se lancer dans l’inconnu, ces prétendus vœux populaires, en un mot, tantôt suggérés, tantôt imposés, tantôt supposés, il faudrait n’avoir aucune mémoire pour ne pas faire de comparaisons. Nous connaissions déjà ces moyens-là, seulement nous les avions vus employés à d’autres fins. C’est la même pièce, jouée par d’autres acteurs sur un plus vaste théâtre. Ce sont les façons de faire du despotisme démocratique appliqué non plus de, citoyen à citoyen, mais de peuple à peuple. C’est la conquête qui vient emprunter le masque sous lequel s’est déguisée tant de fois la tyrannie. Que la souveraineté populaire y prenne garde, le monde et l’avenir lui pardonneraient difficilement cette nouvelle et plus grave complicité dans les attentats de la force, car l’asservissement d’un seul peuple est un mal temporaire et borné qu’un retour d’opinion fait évanouir ; mais la création d’un dictateur international serait un fléau sans remède qui atteindrait au cœur la civilisation tout entière.

Nous voilà bien loin du livre de M. de Bourgoing, pas si loin cependant que nous paraissons, car nous n’avons fait que suivre le fil des idées dont il nous a montré l’origine et descendre le cours du fleuve à la source duquel il nous a conduits. « La révolution française dure toujours, » disait la veille de sa mort M. de Talleyrand à l’Institut étonné. Cette sentence est encore vraie ; aussi tous les récits de cette grande époque nous ramènent-ils involontairement vers la nôtre, qui n’en est que la suite et le développement, et nous ne pouvons non plus nous comprendre nous-mêmes qu’à la condition de remonter toujours vers ce passé si voisin et si vivant encore dont nous sortons à peine. L’heureux choix du sujet, qui fait un. des attraits principaux du livre de M. de Bourgoing, fait donc aussi notre excuse pour nous en être écarté si longtemps.


ALBERT DE BROGLIE.