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Jeunes, ils s’étaient vus entourés d’une multitude de temples et d’autels consacrés sous des noms différens. Ils n’avaient pas à voyager bien loin dans ce petit pays de la Grèce, sur cette mer étroite de l’Hellespont, pour rencontrer des divinités nouvelles et locales et des invocations jusqu’alors ignorées. Peut-on croire que l’influence d’un tel spectacle, de tels exemples, de telles traditions, n’eût pas façonné profondément le tour de leur esprit et de celui surtout de la multitude au sein de laquelle ils vivaient ? Le sens commun de l’antiquité n’était pas le nôtre. Il y a deux sens communs : il y en a un, le vrai, qui est comme le produit le plus net et le plus général de l’action des facultés qu’emploie la raison humaine. Quoiqu’il n’ait pour justifier sa vérité qu’une probabilité, cette probabilité est, comme on dit, infinie. L’autre sens commun se compose localement, en certaines proportions, de raison et de tradition, et celui-ci détermine puissamment la manière de penser des hommes d’une époque donnée, ou plutôt il est cette manière de penser même. Parmi ceux qui peuvent le juger et même le rejeter un jour, personne qui ne l’ait contracté et conservé au moins comme une habitude, et c’est ici que le vieux mot d’Aristote est vrai, l’habitude est une seconde nature.

Qu’on n’objecte pas que l’esprit éclairé des Grecs, les temps venus de leur belle civilisation, ne pouvait s’asservir à cette idolâtrie aux cent têtes que leur enseignait le culte public. Les Grecs, comme tous les hommes, ressentaient l’empire de l’éducation, des institutions, des coutumes, du langage. Ne croyez pas d’ailleurs que, parce que le polythéisme nous paraît absurde, il ne trouve point d’accès facile dans notre intelligence. Consultons notre expérience. Dans notre éducation, on enseigne la mythologie aussitôt que l’histoire sainte. De bonne heure on familiarise notre esprit avec les dieux du paganisme. On prend soin sans doute de nous prévenir que leur existence est une fiction; mais cette fiction nous est répétée par tant de livres, retracée par tant d’images, qu’elle prend facilement pied dans les habitudes sinon dans la créance de notre esprit. Elle passe dans le langage, elle a dominé dans notre littérature. Elle finit par devenir une des formes usuelles et comme naturelles de l’expression de nos pensées. Nous parlons des dieux comme si nous y croyions. Que serait-ce donc si nous avions commencé par y croire, si nos premiers regards avaient vu nos pères, nos concitoyens, sacrifier sur leurs autels ! Sans aucun doute, accoutumés à entendre invoquer comme réels des êtres immortels, supérieurs et inconnus, nous ferions moins de difficultés pour supposer l’existence de certains êtres indéfinissables, fussent-ils dépouillés de tout signe extérieur de personnalité. En effet, ces polythéistes d’éducation pouvaient, devaient même en grand nombre, à mesure que l’âge de