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Les vicissitudes de sa vie nourrirent et fortifièrent en lui l’humeur frondeuse et militante. Il ne joua pas de bonheur dans ce monde ; rien ne lui réussit que la gloire. Fils d’un pasteur sans fortune et l’aîné de douze enfans, il ne lui vint jamais de la maison paternelle que d’aigres et pieuses remontrances et des demandes incessantes d’argent. Sa mère avait décidé qu’il serait pasteur. Lessing se sentant fait pour autre chose, on ne lui pardonna son indocilité qu’à la condition qu’il s’enrichît, qu’il plaçât ses frères, qu’il entretînt ses sœurs, qu’il fît vivre tout son monde. Il n’avait cependant que trop de peine à se faire vivre lui-même. Toujours endetté et faisant toujours honneur à sa signature, toujours luttant, peinant, se créant des ressources imprévues par son infatigable labeur, et portant jusqu’au bout son fardeau sans plier ni se plaindre, ce véritable héros d’honnêteté trouva moyen de venir en aide aux siens et d’acquitter avec ses dettes celles de son père. La fortune lui tint toujours rigueur, et ses efforts n’aboutirent qu’à la conquête d’une fière pauvreté, qui n’acceptait aucune grâce. Homme à projets, l’inquiétude de son humeur le poussa de lieu en lieu, d’entreprise en entreprise. On le voit courir de Leipzig à Berlin, à Breslau, à Hambourg, à Vienne ; à peine assis, il se remet en marche, prenant le vent, quêtant une piste et la perdant. Tour à tour journaliste, feuilletoniste, traducteur, dramaturge, libraire et imprimeur, secrétaire d’un général, bibliothécaire d’un prince, toutes ses attentes furent déçues, toutes ses tentatives avortèrent, et sa bourse resta vide. Le miracle, c’est qu’il ne laissait pas de vivre ; ses ennemis ne s’en apercevaient que trop. Il est vrai que, si la fortune ne lui fut pas complaisante, il n’avait guère non plus de complaisances pour elle. Il ne sut jamais faire sa cour aux choses ni aux hommes ; jamais il ne s’imposa le sacrifice d’un seul de ses goûts, d’une seule de ses opinions. Il savait du reste que la liberté se paie, et il était trop raisonnable pour s’étonner longtemps de ses échecs. Parfois le découragement le prit, mais son indomptable énergie se réveillait bientôt ; il poussait un cri de guerre, rentrait en campagne, et c’est ainsi qu’il passa sa vie à batailler contre la vie.

Ce qui ajoutait encore aux difficultés de sa destinée, c’est qu’il avait tous les goûts, toutes les aptitudes ; il se sentait propre à tout, rien ne lui était indifférent : de là ses hésitations, ses inconstances. Il connut plus que personne l’embarras du choix, ou, pour mieux dire, il fut de tout temps ballotté entre deux passions maîtresses qui se disputaient son cœur, la passion des livres et la passion du théâtre. Il commença par les livres. Son père était un adorateur fervent de la lettre moulée, il transmit à son fils sa fureur ; ce fut tout l’héritage paternel. À Meissen, où Lessing fit ses premières