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Ces deux hommes, mêlés activement aux dernières crises de la Turquie, qui portent aujourd’hui le poids d’une des plus graves situations, où puisse se trouver un peuple, sont les personnages les plus considérables de l’empire ; ils sont réservés sans doute à jouer encore un rôle dans les événemens dont l’Orient ne saurait manquer d’être le théâtre ; ils figurent incontestablement au premier rang parmi les hommes d’état de l’Europe actuelle ; peut-être le moment est-il opportun pour leur consacrer une étude attentive ; D’ailleurs les hommes d’état sont une espèce rare en Turquie ; elle n’y est guère apparue que de nos jours. Au moment où il rencontre Louis XI dans l’Histoire de la civilisation en Europe, M. Guizot s’arrête à signaler la grande nouveauté introduite par ce roi dans la politique, le maniement habile des intérêts et des esprits, l’art de s’emparer individuellement des hommes par la conversation substitué au continuel emploi de la force ; le temps des guerriers brutaux comme Charles le Téméraire est passé, celui des hommes d’état est venu. Cette révolution, accomplie en Europe dès la fin du XVe siècle et peut-être avant, ne date en Turquie que du XIXe ; c’est à une époque récente qu’y ont pénétré les procédés dont la pratique constitue, à vrai dire, l’art de gouverner. Parmi les sultans, on en trouve plusieurs qui ne sont point certes des hommes ordinaires, et dans la liste des deux cents vizirs qui ont exercé le pouvoir jusqu’au commencement de ce siècle il s’en rencontre plus d’un à qui l’on ne peut refuser des qualités rares et même des parties de génie. Il ne manque point parmi eux d’intrigans de premier ordre, de caractères indomptables, de rusés négociateurs, de grands hommes de guerre. On voit au XVIe siècle un Mohammed Sokolli maintenir sous deux sultans, à force d’énergie et de prudence, l’empire, entraîné déjà par un mouvement rétrograde ; mais il est à peu près certain que cet habile soldat ne savait ni lire ni écrire. L’illustre famille des Kiuperli fournit à l’empire, vers la seconde moitié du XVIIe, une série d’hommes de ressources et de commandement. Le premier, sorti des cuisines du sérail, résumait en mourant dans les conseils qu’il adressait à son maître sa politique : « ne point prêter l’oreille aux femmes, ne laisser aucun sujet devenir trop riche, remplir le trésor par tous les moyens possibles, se tenir lui-même toujours en mouvement avec les troupes. » Le second et le plus grand de tous, Ahmed Kiuperli, soupçonna vaguement les principes du gouvernement ; mais qu’on se le rappelle traitant de juif l’ambassadeur de Louis XIV, M. Vantelet de La Haye, et le laissant souffleter en sa présence par son chambellan, tout cela parce qu’on a oublié de lui faire le cadeau d’usage, et on jugera que nous sommes encore en pleine barbarie. Sans avoir la politesse du