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uniquement attachée à maintenir par la force les privilèges dont elle vit, un souverain qui, sans pouvoir toucher à la loi fondamentale, possède pourtant l’autorité la plus arbitraire, considère comme des esclaves ceux auxquels il la délègue un moment, les choisit, les élève, les anéantit au gré de son caprice, — telles sont les conditions du pouvoir. Il n’y a place ici pour aucun régime régulier, pour aucun plan d’améliorations graduées et de mesures civilisatrices ; le temps, la sécurité, la force, manquent à la fois pour concevoir et suivre un système. Le vizir, que rien ne protège, ni l’opinion publique, ni les services rendus, ni le génie même, qu’au contraire tout menace sans cesse et mine sourdement, jusqu’aux instrumens formés par lui, ne peut s’élever au-dessus de la violence ou de la fourberie. Voilà pour le gouvernement. L’impuissance n’est pas moindre en diplomatie. Rappelez-vous que jusqu’en 1834 la Turquie n’a pas eu de représentans en permanence dans les différentes cours. Elle était restée solitaire au milieu d’une civilisation dont son tempérament, sa religion, ses lois, son intérêt, la séparaient également. Entre elle et les états de l’Europe, il n’y a point de principes communs ; tandis que ceux-ci se rapprochent, se mêlent, s’unissent par des liens de plus en plus multipliés, la Turquie, étrangère à la situation générale, dédaignant de la connaître, se fiant encore à sa force lorsque cette force l’a depuis longtemps abandonnée, décline rapidement, et approche de sa fin sans même s’en apercevoir. Elle s’est placée en dehors du droit des gens, on l’y laisse, on ne traite avec elle que par accident et avec une arrière-pensée ; on subit ses conditions tant qu’elle est forte ; vient-elle à reculer ou à faiblir, elle est aussitôt refoulée, maltraitée, dupée, sacrifiée. Il faut que l’Europe, en face des conséquences qu’entraînerait sa dissolution, l’éclaire enfin sur les moyens de se conserver et l’oblige à sortir de sa torpeur et de son isolement. La nécessité, cette fois comme toujours plus efficace que l’exemple, lui a pour ainsi dire improvisé une éducation politique. Ce changement s’est accompli presque sous nos yeux, et nous avons pu voir les premiers hommes qu’il a produits sur la scène. Il est juste de dire qu’ils se sont approprié avec une rapidité imprévue les principes et les expédiens de la politique occidentale ; ils ont déployé un talent peu commun à composer avec les passions qui s’agitaient autour d’eux, à garder l’équilibre entre des influences contraires et souvent gênantes, à mettre enjeu des rivalités qui leur ont fait jusqu’à cette heure une sorte d’indépendance. Peu de carrières d’hommes publics offriraient au même degré que celles de Reschid, d’Aali et de Fuad ces témoignages d’une habileté supérieure.

On ne connaît pas assez un homme d’état lorsqu’on ne sait de