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l’accomplissement de laquelle M. d’Aiguillon, travesti en domestique, serait arrivé de nuit à Saint-Malo accompagné de plusieurs bourreaux, lesquels s’occupaient des apprêts du supplice, lorsqu’un contre-ordre du roi, expédié par un courrier arrivé ventre à terre, aurait sauvé les prisonniers une demi-heure avant l’instant fatal.

L’absurdité d’un pareil conte avait été un stimulant pour la crédulité populaire, et dans certains momens tout le monde est peuple : aussi l’ancien parlement fut-il à peine rétabli que, trompant les vues de Conciliation qui avaient provoqué son rappel, il s’empressa d’informer sur ces rumeurs en leur donnant une consistance qu’elles ne pouvaient avoir par elles-mêmes. En avril 1770, il rendit un arrêt portant injonction « d’instruire sur les faits de subornation, de faux témoignages et autres crimes imputés au sieur duc d’Aiguillon. » L’instance flétrissante dont le menaçaient ses adversaires implacables conduisit l’homme qui, sans avoir forgé la trame des billets anonymes, y avait certainement applaudi, à réclamer la juridiction de la cour des pairs pour se défendre contre la calomnie, dont il connaissait à son tour les amertumes. On sait comment ce procès, autorisé par Louis XV, fut suspendu tout à coup par un ordre royal après avoir été ouvert avec une grande solennité. Personne n’ignore enfin comment le duc d’Aiguillon, appelé au ministère par l’influence de Mme Du Barry après le renvoi du duc de Choiseul, devint avec le chancelier Maupeou l’instrument principal du coup d’état sous lequel aurait succombé pour toujours la puissance parlementaire, si lors de son avènement à la couronne Louis XVI n’avait cru devoir la relever. En indiquant ces faits, je ne devance un moment l’ordre des temps qu’afin de placer dans son cadre la vie complète de M. de La Chalotais. Au début du nouveau règne, le vieux procureur-général, comblé des distinctions de la cour, reprit à Rennes la charge dont l’exercice actif passa à M. de Caradeuc, son fils. Celui-ci périt en 1793 sur l’échafaud, où son noble père aurait porté sa tête, s’il avait assez vécu pour voir l’ère des expiations succéder à celle des fautes. M. de La Chalotais était mort en 1785, pleuré par l’ardente génération dont il avait été l’un des maîtres, et par la Bretagne, à laquelle il n’eut pas la douleur de survivre, laissant à la postérité le souvenir d’une carrière remplie par des travaux moins durables que son nom, et terminée par la lutte glorieuse durant laquelle, martyr lui-même de la haine et de la calomnie, il souffrit trop des passions d’autrui pour ne s’être pas demandé à l’heure suprême s’il s’était toujours bien défendu contre les siennes.


L. DE CARNE.