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de Hué et de Siam s’arrogeaient sur ce pays, déchiré et affaibli depuis un siècle par la plus effroyable anarchie. De tout temps, le roi de Cambodge avait été un souverain absolu, le régime des terres féodal et la polygamie admise. A la fin de chaque règne, les prétendans au trône, toujours nombreux, cherchaient à conquérir le pouvoir par la guerre civile. Ces divisions intestines étaient éternisées encore par les mandarins de Bangkok ou d’Annam, qui se disputaient la suzeraineté de cet état au nom d’anciens droits fort douteux. À ce jeu terrible pour un peuple, les Cambodgiens, malgré leur ancienne et puissante, civilisation, attestée par les ruines d’Angor, avaient perdu tout sens moral et politique ; profitant du manque absolu d’administration intérieure, les Siamois avaient pu leur enlever deux de leurs provinces.

Il était impossible de laisser subsister un désordre aussi permanent sur notre frontière nord ; cette grande vallée du Mékong, riche en produits précieux, comme le coton, l’indigo, l’ivoire, les arachides, fournissait de plus à notre colonie un nombreux bétail, dont nous ne consommions pas moins de 12,000 têtes par an, au prix de 35 francs la tête à Saïgon. Aussi l’amiral de La Grandière, qui venait d’être nommé gouverneur de la Cochinchine, se hâta-t-il de faire élire Norodon roi du Cambodge. Il lui donna l’investiture, lui fit accepter notre protectorat, plaça près de lui un officier pour le guider, une petite garnison pour le défendre, et fit renvoyer à leurs cours les ambassadeurs de Hué et de Siam. Afin d’éviter toute difficulté dans l’avenir, le gouverneur amena et interna à Saïgon Fracleo-fa, frère du roi, et un Cambodgien du nom de Pou-Combo, espèce d’illuminé se disant de sang royal, qui avait erré vingt ans comme bonze dans les forêts du Laos.

Pendant trois années, tout resta calme du côté du Cambodge. Un jour, en mars 1866, Pou-Combo disparut de Saïgon et gagna le terrain vague situé entre le Mékong et Tayning. Montrant à quelques fanatiques des tatouages qui, selon lui, prouvaient son origine royale, il sema l’agitation sur toute notre frontière. Le capitaine de Larclause, qui le connaissait, alla au-devant de lui sans armes et en ami. Pou-Combo le laissa assassiner sous ses yeux. La rébellion alors redoubla d’intensité, et la mort du colonel Marchaisse, tué peu après dans une reconnaissance hardie, vint augmenter la confiance de l’ennemi. En quelques jours, l’insurrection prit des proportions considérables. Oudon, la capitale sacrée du Cambodge, Pnon-Pen, le chef-lieu politique et militaire, étaient menacés au nom du prétendant Pou-Combo. Tout le long du grand bras du Mékong, qui nous séparait des provinces annamites, des attaques journalières effrayaient les indigènes, troublaient les centres de population, fatiguaient les troupes, et menaçaient presque la banlieue de Saïgon.