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lui échappent ; ses théories, comme son caractère, sont tout d’une pièce. La Fontaine en a pâti ; qu’il se console avec les peintres d’histoire ! Lessing leur reproche de sacrifier la beauté à l’expression, comme si l’expression n’était pas elle-même une source de beautés. Est-il un lieu si désolé que ne puissent embellir les sorcelleries de la lumière ? Est-il un visage si disgracié de la nature qu’il ne se puisse illuminer d’un rayon divin ? Un mouvement de l’âme, certains battemens du cœur, et le tour est fait. Vous exigez que la peinture prononce un vœu d’éternelle beauté et qu’elle se défende de toute laideur comme d’une souillure. Marquerez-vous les limites confuses qui séparent les deux empires ? Que faites-vous des laideurs agréables ? que faites-vous des laideurs sublimes ? Le beau ne réside pas seulement dans les choses, il réside aussi dans le regard qui les contemple ; l’imagination de l’artiste est le théâtre mystérieux où se joue le drame de la beauté, et cette imagination s’impose à la mienne, elle me fait monter avec elle sur le trépied, elle me révèle le mot que je cherchais et qu’elle a trouvé. Chateaubriand disait : « faites-moi aimer, et vous verrez qu’un pommier isolé, battu du vent, jeté de travers au milieu des fromens de la Beauce, une fleur de sagette dans un marais, un cours d’eau dans un chemin,… toutes ces petites choses, rattachées à quelques souvenirs, s’enchanteront des mystères de mon bonheur ou de la tristesse de mes regrets. » L’artiste est cet amoureux. qui soumet le monde aux enchantemens de sa passion ; il triomphe par la puissance de ses désirs des sévérités de la nature et de ses silences ; quand il lui parle, qu’il l’interroge, il faut qu’elle réponde et lui livre un à un les secrets de sa magie. Tous les accidens heureux, tous les coups du ciel qui transforment en beauté la laideur et la vile prose en poésie, il les reproduit à son gré ; il répand sur les scènes de la vie et du monde les ombres et les lumières flottantes de sa pensée. En ce sens, l’artiste est un poète, c’est-à-dire un créateur ; mais ses créations ne sont que des vérités devinées. La nature qui se connaît, voilà le génie, et la nature étant infinie, le génie est divers. Tout grand artiste a pour son partage un aspect des choses ; cette passion, cette magicienne qui est en lui ne peut tout entreprendre ni tout embrasser : elle ne dispose en souveraine que de ce qu’elle aime, et sa puissance expire dès que s’alanguit son enthousiasme. Le plus grand peintre n’aperçoit dans le monde que ce qu’il aime à y voir, ce que ses yeux désirent ; il y a une préférence au fond de chaque talent. L’art ne peut se vouer à la poursuite d’une chimère, ni au culte exclusif d’une beauté convenue ; l’art est une révélation ; il nous permet de contempler tour à tour le monde par les yeux de Raphaël et de Rembrandt ; il nous