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remarqué que les ennemis les plus obscurs de Lessing ont eu la bonne fortune de passer avec lui à la postérité ; il les compare à certains moucherons figés dans un morceau d’ambre, supplice ingénieux qui les immortalise. La mémoire de Goetze ne périra pas en Allemagne, non plus qu’en France celle d’Escobar. Ce n’est pas que je prétende mettre l’Anti-Goetze de Lessing sur le même rang que ces étonnantes Provinciales, dont les premières sont dignes de Molière et de Platon, les autres de Démosthènes. Lessing n’aurait pas inventé le bon père ; cette naïveté, qui est la perfection suprême de l’art, a manqué au XVIIIe siècle. Il n’a pas non plus ces saintes colères qui éclatent et qui tonnent, ni ces ardentes apostrophes où s’emporte le génie indigné de Pascal, quand il est poussé à bout et qu’il a juré de ne plus rire ; mais ses réponses au bouillant pasteur de Hambourg sont des chefs-d’œuvre d’habileté, d’ingénieuse tactique, d’ironie, de malice, et de cette éloquence tempérée qui était son genre. Sur le talent de Lessing, tout le monde est d’accord. La question pendante est de savoir quel était au juste son credo et s’il a dit vraiment à Goetze son dernier mot, sa pensée de derrière la tête. Il se donne l’air dans toute cette controverse de défendre le christianisme contre ses faux amis et ses avocats compromettans. Faut-il prendre au sérieux ses protestations ? faut-il y voir une manœuvre de guerre ? Lessing était-il un chrétien libéral ou un philosophe du XVIIIe siècle ?

Avant de résoudre cette question, je crois qu’il importe de considérer que la malice de Lessing était une boîte à quadruple fond. Il convient d’observer aussi qu’il eut toute sa vie la passion du jeu, et qu’il porta cette passion jusque dans la polémique. Peut-être alléguera-t-on qu’au XVIIIe siècle les mécréans pouvaient bien, soit politique, soit prudence, parler du christianisme le bonnet à la main, mais qu’ils ne tardaient pas à se déceler par quelque irrévérencieuse raillerie. Lessing, ce fut son originalité, prit toujours au sérieux les questions religieuses. En 1769 il écrivait à son ami Nicolaï : « Ne me parlez pas de votre liberté berlinoise de penser et d’écrire ! Elle se réduit à la faculté de débiter toutes les sottises imaginables contre la religion : c’est une liberté dont un honnête homme ne saurait user sans rougir. Mais qu’il paraisse à Berlin un homme assez courageux pour dire ses vérités à la noble canaille des cours, comme l’a fait Sonnenfels à Vienne ; qu’il y en ait un seul qui élève sa voix en faveur des droits des sujets et qui dénonce les concussions et le despotisme, comme cela se fait aujourd’hui en France et en Danemark, et l’expérience vous apprendra bientôt quel est jusqu’aujourd’hui le pays le plus asservi de l’Europe. » C’est ainsi que Lessing entendait la liberté ; s’il ne lui a jamais échappé