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alors inexplicable que des peuples entiers et souvent plusieurs peuples les uns à la suite des autres aient adopté de pareilles inanités pour en faire les objets de leur culte, fondé leurs plus grandes institutions sur des illusions pures et encensé des mots. La religion est un acte d’adoration, et l’adoration est à la fois un acte intellectuel par lequel l’homme reconnaît une puissance supérieure et un acte d’amour par lequel il s’adresse à sa bonté. Ces actes ne sont point des abstractions et ne peuvent s’expliquer par des abstractions scientifiques. Ce sont des réalités où l’homme est acteur depuis les temps les plus anciens, et qu’il n’a cessé d’accomplir aux époques de haute civilisation comme aux époques de barbarie ou de décadence. Il faut donc admettre, à moins d’accuser d’insigne folie le genre humain tout entier, que les formules sacrées ainsi que les rites et les symboles, couvrent quelque chose de réel, de vivant et de permanent qui donne à toutes les religions leur durée et leur efficacité. Cet élément doit jouer dans leur longue et multiple histoire le même rôle que la vie dans les corps organisés. L’anatomie et la morphologie, qui donnent l’analyse des formes extérieures ou internes de ces derniers, n’expliquent rien, si elles n’ont sans cesse à côté d’elles cette idée de la vie qui anime et produit ces formes mêmes ; mais du moment où elles font intervenir comme moyen d’explication un principe vivant, elles cessent d’être purement descriptives et deviennent physiologie[1]. De même, si la notion mystérieuse qui se cache sous les formules sacrées est négligée, ni l’archéologie ni la linguistique ne peuvent rendre compte de la naissance et du développement des religions, non plus que de leurs analogies entre elles. Ce fonds commun qui persiste à travers l’humanité leur échappe, les mythologies ne paraissent plus que des amusemens ou des inventions des poètes, et ce fait immense de l’empire exercé par les religions sur les hommes, de cette puissance, mystérieuse qui a rempli d’autels les cités, chargé des générations entières de labeurs exécutés par elles avec allégresse, souvent aussi armé les nations les unes contre les autres, bouleversé les états, renversé les dynasties, et qui aujourd’hui même tient l’Orient et l’Occident en suspens, ce fait demeure sans raison d’être, la science est muette devant lui. L’explication donnée par Épicure, si hardiment reproduite par Lucrèce et à laquelle la science aboutirait encore, n’explique rien. Si grand qu’on imagine le « fantôme qui montrait du haut du ciel son horrible tête, » ce spectre sera lui-même une production de la pensée humaine et aura besoin d’être expliqué.

  1. Voyez, dans la revue du 15 décembre 1867, le travail de M. Claude Bernard sur le Problème de la Physiologie générale.