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quelques-uns des sauvages tyranneaux de l’Himalaya ou de l’Afghanistan, l’Angleterre y emploierait autant d’hommes et de millions qu’elle en aventure en ce moment sur le plateau abyssin ; mais on peut hardiment affirmer que le public anglais ne prêterait pas aux bulletins d’une pareille guerre une attention aussi vive qu’aux télégrammes qui lui arrivent en ce moment de Sanafé. C’est que ce public comprend (peut-être un peu confusément) qu’il y a en jeu autre chose que la punition d’un autocrate affolé d’orgueil, que l’on va toucher à un peuple intéressant, le seul resté libre parmi toutes ces nations, filles du christianisme oriental, que l’islamisme a dégradées en les asservissant : magnifique pays stérilisé par un siècle et demi d’anarchie, mais qui garde encore le souvenir et le reflet du temps où les négus régnaient sur la moitié de l’Afrique orientale, et où leur alliance était recherchée par les rois de Portugal et par Louis XIV. Il dépend du gouvernement britannique que cette entreprise, juste en principe, puisse, comme il arrive si souvent dans ces collisions entre un peuple barbare et un état civilisé, devenir le salut du pays même qu’il s’agit de châtier, c’est-à-dire le faire entrer de force dans les voies d’une civilisation qu’il a jusqu’ici dédaignée faute de la bien comprendre. Cette crise peut être aussi bienfaisante pour l’Abyssinie qu’utile aux intérêts matériels et moraux des peuples européens, appelés à profiter de l’ouverture prochaine du canal de Suez. Nous croyons donc qu’il n’est pas sans utilité d’étudier les chances probables, les conséquences possibles de l’expédition anglaise, et de signaler les fautes et les surprises qu’il nous semble important d’éviter.


I

Voilà plus d’un mois que nous savons par le télégraphe que l’avant-garde anglo-indienne, après une longue marche à travers les jungles arides qui séparent la Mer-Rouge du plateau abyssin, a pris position sur le rebord supérieur de ce plateau, à Sanafé, limite orientale des possessions de Théodore II. Il serait aujourd’hui assez oiseux d’examiner si la route choisie par l’état-major de l’armée d’invasion est la meilleure des quatre ou cinq voies qui, des environs de Massaoua, mènent aux avant-postes de l’Abyssinie. Ce qui nous frappe tout d’abord, c’est qu’elle était absolument inconnue aux Européens avant l’arrivée des ingénieurs du colonel Merewether, et que ceux-ci ont eu la bonne fortune d’opérer sur un terrain vierge pour la géographie, laquelle recueille ainsi les premiers bénéfices de l’invasion. Un autre avantage plus pratique qu’il est bon de signaler, c’est que les Anglais ont tracé depuis la mer