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toute hésitation dans les momens critiques. Théodore II n’ignore point qu’une seule bataille en rase campagne détruirait en quelques instans tout le prestige de sa puissance ; il doit prévoir que son armée, après s’être très bravement battue une fois et après avoir fait ses preuves devant les Anglais, refusera de se laisser docilement conduire à de nouvelles boucheries pour soutenir une politique qu’elle condamne ; il n’a pas à craindre une mutinerie de sa part, mais il peut s’attendre à la voir fondre en quelques jours dans sa main et aller chercher fortune près des cheftas amis des étrangers. Le « roi des rois » ne serait plus alors qu’un chefta en déconfiture, et, comme il a semé autour de lui depuis dix ans bien des haines patientes, il serait à la discrétion du premier chef de bande qui aurait un père ou un frère à venger. Peut-il s’arrêter sur cette pente rapide, après.une première bataille perdue, en acceptant les conditions modérées que lui imposeraient les Anglais, et dont la première serait la restitution des prisonniers ? Quel que soit le parti qu’il prenne, il est incontestable que les Anglais n’ont qu’à gagner à une bataille aussi prochaine que possible. Cette vérité est trop évidente pour que le négus ne la saisisse pas tout le premier. Sous quelle pression peut-il être forcé à livrer un combat où il est sûr de succomber ? Sous celle de l’opinion publique ? Jamais souverain absolu ne l’a plus hardiment dédaignée et provoquée. Sous celle de son orgueil de souverain, blessé de voir la moitié de l’empire victorieusement parcourue par une force ennemie ? Il a de ce côté une indifférence qui prend sa source dans la persuasion sincère ou affectée qu’il aura toujours le dernier mot. Il a laissé quatre ans le Tigré aux mains du prétendant Négousié, qu’il eût pu écraser en six mois. Il est bien certain qu’il n’a pas sérieusement lutté contre les princes rebelles du Godjam et du Kolla Voggara, en armes depuis quatre et cinq ans. Le temps ne lui coûte rien. Il ne faut pas croire qu’on lui coupe les vivres par l’occupation du Tigré, dont l’impôt ne lui est nullement nécessaire. La stratégie qu’il semble décidé à employer, et qui lui est commandée par les conditions physiques et géographiques de son pays, est extrêmement simple : c’est de ne risquer aucun engagement sérieux contre l’armée d’invasion, tout au plus d’embarrasser et de ralentir la marche des Anglais en profitant des kollas et des obstacles naturels accumulés sous leurs pas ; c’est de traîner la guerre en longueur jusqu’au mois de mai, époque de ces pluies estivales sur lesquelles il fonde évidemment les mêmes espérances que les Russes fondaient en 1812 sur l’arrivée du « général Hiver. »

En lisant les feuilles anglaises, on peut s’étonner de voir ces journaux, remplis de correspondances fort bien faites et