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découragé. Au moment où l’on se préoccupe de la marche de l’avant-garde anglaise vers le sud, on apprend tout d’un coup que, sans avis préalable, sans provocation de la part des Abyssins, les troupes égyptiennes ont passé la frontière.

Eh bien ! cette agression imprévue, c’est presque pour l’intervention anglaise la perte d’une bataille. L’Égypte, par cela même qu’elle ne connaît point les ménagemens que s’imposent les armées européennes, autant que possible généreuses et humaines envers le pays envahi, l’Égypte obtiendra certainement des résultats rapides avec ses bandes nègres. Tout succès décisif pour le vice-roi sera par contre-coup un échec moral pour l’Angleterre. La guerre n’est jusqu’ici aux yeux des Abyssins qu’une affaire privée entre la reine Victoria et le négus ; après l’entrée des Égyptiens, elle devient nationale et religieuse comme au temps de Mohammed Gragne et des invasions musulmanes du XVIe siècle. L’Abyssin nourrit dès le berceau pour le musulman une haine méprisante et furieuse. Théodore ne pouvait rien souhaiter de plus heureux que la coalition anglo-musulmane, pur accident, mais qu’il présentera comme le résultat d’un plan concerté dès le début de la guerre. Pour tous ses ennemis, il n’était qu’un chefta heureux ; aujourd’hui il va être le nouveau Claudius, le chef de la nation entière armée contre le croissant. Sa position matérielle n’en est pas meilleure, car, pris entre deux puissans corps d’armée, il n’a plus même la ressource de se réfugier dans ses kollas natales du Kuara. Ce serait mal connaître cet esprit fougueux, sinistre et théâtral, que de le supposer capable ou de capituler, alors qu’il a refusé, il y a trois mois, des conditions si avantageuses, ou de se résigner à disparaître de la scène sans laisser derrière lui le souvenir de quelque dernière et sanglante tragédie. Les atrocités que commettront inévitablement les Égyptiens justifieront tous ses actes aux yeux de son peuple, dont l’opinion lui est du reste parfaitement indifférente. Les dernières nouvelles nous le montrent à Magdala, ayant repris possession des prisonniers. Leur vie était en grand péril déjà ; grâce à l’intervention du vice-roi d’Égypte, elle ne tient plus qu’à un fil.

Les convoitises du gouvernement égyptien à l’endroit de l’Abyssinie datent de loin. Méhémet-Ali, en s’emparant de la triste et stérile Nubie il y a près de cinquante ans, n’avait songé qu’à s’en faire un point d’appui pour la conquête des heureux pays du sud ; il vint lui-même à Khartoum en 1837 hâter les préparatifs d’une expédition que l’état anarchique de l’empire abyssin semblait rendre facile. Son armée prit la route de Gondar, précédée d’un message insolent qui enjoignait au gouverneur de cette ville « d’avoir à préparer ses églises pour servir d’écuries à la cavalerie égyptienne. »