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sous le frottement ; dans ses paroles, aussi brillantes que les métaux et comme odorantes des senteurs sauvages de la forêt, se trahit un cœur fait à l’image des rochers auxquels il a voué ses affections, un cœur désormais de pierre pour les hommes. De la légende, Louis Tieck, en artiste lettré, a tiré, on le voit, une morale d’une application tout humaine ; mais le sentiment populaire, beaucoup plus simple, plus mêlé à la nature, peut se résumer ainsi : la vallée est bénie, mais la montagne est maudite.

Ces légendes de terreurs, d’hallucinations infernales, composent seules la poésie de la montagne. De leurs deux caractères, le sentiment populaire n’a saisi que le caractère inférieur, diabolique. Ce sont des âmes de lettrés, de philosophes, dépouillées des terreurs charnelles de l’homme naïf, qu’elles réclament pour être saisies dans leur sublimité divine et dans leur réelle grandeur, un Rousseau, un Byron, un Lamartine. Ces trois noms me semblent épuiser à eux seuls la liste de ceux qu’on peut appeler jusqu’à présent les poètes véritables de la montagne ; mais de ces trois hommes, celui qui a le mieux rendu leur caractère dans son intégralité, c’est à coup sûr lord Byron. Je suis obligé d’adresser de très sérieux reproches à M. Michelet pour l’injustice manifeste, aussi bien dans l’éloge que dans le blâme, qu’il a montrée envers le grand poète. Je vais appuyer sur ce reproche, car mon plaidoyer en faveur du poète sera le meilleur moyen de montrer à quel point il a connu et exprimé ce qui fait la sublimité réelle des montagnes. Je commence par l’éloge. Après avoir cité cette parole de Byron, extraite d’une de ses notes au troisième chant de Childe Harold, sur le vis-à-vis rendu célèbre par Rousseau de Clarens et de la Meillerie : « ce qu’on y sent est plus haut qu’une passion individuelle, plus que tout amour de ce monde ; c’est le sens du grand, du sublime, de l’universel amour, » M. Michelet s’écrie : « Profonde parole religieuse ! qui la croirait de Byron ? Ce mot plus que tous ses vers est vraiment digne des Alpes. » Lorsqu’il a écrit cette phrase légèrement dédaigneuse, M. Michelet n’avait sans doute pas relu avec attention le troisième chant de Childe Harold. S’il l’eût fait, il ne se serait pas étonné que cette parole ait échappé à lord Byron, car tout ce chant est empreint du sentiment religieux le plus profond, et, si j’ose m’exprimer ainsi, du recueillement le plus solennel. Je cite une strophe au hasard : « Ciel et terre sont tout entiers tranquilles, non pas endormis, mais sans souffle, comme nous sommes nous-mêmes alors que nous sentons le plus fortement, et silencieux comme nous sommes nous-mêmes alors que nous sommes plongés dans des pensées trop profondes ; — ciel et terre sont tout entiers tranquilles ; de la lointaine armée des étoiles au lac assoupi et au flanc de la montagne, tout est concentré dans une vie intense où il n’est pas un atome, pas un souffle d’air, pas une feuille qui n’ait une parcelle d’être et un sentiment de celui qui est le créateur et le défenseur de