Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/244

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ces nobles supplices, comme si l’esprit, par une ironie amère, ne trouvait pas même quelquefois dans la douleur un aiguillon nouveau. L’esprit seul, en effet, dominait et grandissait chez Pascal malgré la maladie qui l’accompagna tant qu’il vécut, qui le suivit dans ses retraites ascétiques, dans sa conversion aussi bien que dans ses essais de vie mondaine et dans les courses qu’il faisait avec son père à Rouen, à Clermont, avant de se fixer définitivement à Paris. C’est là ce qu’il y a d’attachant dans la destinée de ce sublime jeune homme. C’est ce contraste d’un corps débile et toujours moribond aux prises avec une âme allant de la géométrie à la plus haute philosophie morale et religieuse, des Provinciales aux Pensées ou au Discours sur les passions de l’amour. C’est de ce foyer d’une âme éprouvée et fécondée par le mal physique autant que par les anxiétés morales, fortifiée dans la contemplation solitaire, agrandie par l’étude, c’est de ce foyer que jaillit la flamme d’une observation passionnée qui s’exalte elle-même, cherchant partout un secret qu’elle ne trouve pas ou qu’elle poursuit encore, même quand elle croit l’avoir trouvé.

Il y a des hommes faits pour l’action et qui ne vivent, qui ne grandissent que par l’action. Ceux-là ne s’arrêtent guère aux raffinemens intimes de la conscience, qu’ils prennent pour des subtilités de songe-creux ; ils ne perdent pas le temps à discuter avec eux-mêmes sur l’invisible et sur l’inconnu ; ils ne voient, et ils s’en font honneur, que les côtés positifs et pratiques des affaires humaines. Il y a au contraire des hommes qui ne vivent que par la pensée ; seulement cette pensée, elle aussi et à sa manière, devient souvent une action poignante, plus poignante que toutes les luttes d’intérêts et d’ambitions terrestres, quoiqu’elle se passe dans une sphère supérieure. Pascal est le type le plus achevé de ces esprits qui du sein de leur solitude sont les héros de la pensée émue et agitatrice. Je voudrais bien me représenter Pascal vers 1653, vers cette époque où sa vie se décide. Il a trente ans à peine. Ce serait un jeune homme beau et généreusement doué, fait pour toutes les fortunes, s’il ne traînait éternellement après lui cette maladie qui l’épuise. Il n’a pas beaucoup lu, car son génie est bien moins dans l’étendue et dans la variété des connaissances que dans la force inventive de l’esprit, dans le feu concentré de la réflexion ; mais dans ses lectures il a rencontré Montaigne, le sceptique aimable et facile, le penseur le plus antipathique à sa nature, et celui pourtant qui a le plus mordu sur son intelligence, sans doute par ce qu’il a d’humain, celui dont il a gardé, dont il porte toujours l’aiguillon au fond de son être, comme l’enfant lacédémonien portait sous son manteau le renard suspendu à son flanc. Sans avoir vu beaucoup