Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/249

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ennobli tout à coup, si deux hommes habitent les deux côtés opposés d’une rivière. Cette œuvre des Pensées est toute pleine de ces mots où se laisse entrevoir un esprit devançant son époque, marquant d’un trait ineffaçable toutes les fictions sociales, l’inégalité des conditions, l’insolente omnipotence d’un homme prétendant, au nom de ses fantaisies, disposer du sang et de l’honneur d’un peuple. Certes c’était un esprit libre, celui qui pouvait parler des castes de ce ton de dédain et de légèreté railleuse. « Que l’on a bien fait de distinguer les hommes par l’extérieur plutôt que par les qualités intérieures ! Qui passera de nous deux ? qui cédera la place à l’autre ? Le moins habile ? Mais je suis aussi habile que lui. Il faudra se battre sur cela. Il a quatre laquais et je n’en ai qu’un, cela est visible. Il n’y a qu’à compter, c’est à moi à céder, et je suis un sot si je conteste… Cela est admirable ; on ne veut pas que j’honore un homme vêtu de brocatelle et suivi de sept ou huit laquais ! Eh quoi ! il me fera donner les étrivières, si je ne le salue. Cet habit, c’est une force. » Et, on en conviendra, si Pascal parlait pour son temps, il parlait pour d’autres temps, il lançait un trait dont l’aiguillon n’est pas émoussé, lorsqu’il disait : « Quand il est question de juger si on doit faire la guerre et tuer tant d’hommes, condamner tant d’Espagnols à la mort, c’est un homme seul qui est juge et encore intéressé ! Ce devrait être un tiers indifférent. » Les Espagnols viennent là bien à propos à la place des Français, qui sont toujours des Français ; mais ce qui est bien plus étrange, ce qui révèle jusqu’où pouvait se laisser emporter cet audacieux esprit en veine de saillies contre les institutions humaines, c’est ce qu’il dit de la propriété. « Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfans. C’est là ma place au soleil, voilà le commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre. » Rousseau n’a pas dit plus que cette boutade chagrine, inspirée peut-être par quelque iniquité criante que l’auteur avait pu voir de ses yeux. Je ne veux point assurément représenter Pascal comme le citoyen d’une république idéale, comme un homme entrevoyant déjà toutes les conditions de la liberté et de l’égalité modernes, allant même au-delà ; c’était du moins un esprit agité d’un étrange instinct, accoutumé à regarder en face tous les préjugés et portant au sein d’un siècle de soumission et de règle la protestation secrète d’un sentiment inassouvi. S’il eût vécu à une époque de police savante et de répression correctionnelle telles qu’il en faut à une époque civilisée, on lui aurait fait son procès, et il l’aurait bien mérité.

Pascal, avant d’en venir à cette hauteur des Pensées, avait eu, disais-je, sa période de vie mondaine qu’on peut placer entre 1648 et 1653 : cinq années de plaisirs, de faste, de jeu, de fronde, de