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chemin est long dans l’amour, tant plus un esprit délicat sent de plaisir. — Quand l’on aime, on se persuade qu’on découvrirait la passion d’un autre : ainsi l’on a peur. — L’attachement à une même pensée fatigue et ruine l’esprit de l’homme. C’est pourquoi pour la solidité… du plaisir de l’amour il faut quelquefois ne point savoir que l’on aime, et ce n’est pas commettre une infidélité, car l’on n’en aime pas d’autre, c’est reprendre des forces pour mieux aimer… » Ce que je veux dire, c’est qu’on ne parle pas ainsi de l’amour quand on n’aime pas ou quand on n’a pas aimé, et, si je voulais caractériser ce fragment d’un moraliste de vingt-sept ans, je dirais que c’est la peinture, presque le poème vrai et humain de la passion dans son premier et impatient essor, avec toutes ses illusions, ses générosités, ses délicatesses exquises et ses nobles agitations, — avant les mécomptes.

Il y a dans un siècle, entre certaines natures, entre certaines manières de sentir et de voir, entre certaines œuvres, de secrètes harmonies. Je cherche à quoi peut se relier le Discours de Pascal. Il a un frère ou une sœur dans la Princesse de Clèves. Ce que le moraliste a senti ou a si bien observé, le roman le met en scène. On dirait la même inspiration, la même atmosphère morale, le même ordre de sentimens et de pensées. Vous souvenez-vous de toutes ces scènes charmantes du petit roman, le premier des romans vrais et faits avec le cœur ? M. de Nemours, le galant jeune homme, est tout transformé par l’amour ; il n’est plus aux plaisirs vulgaires, il ne vit plus que pour un être unique qui éclipse tout, qui remplit tout, de qui il voudrait être deviné sans rien dire. Il redevient timide et réservé parce qu’il aime. Mme de Clèves a toutes les émotions indistinctes, toutes les généreuses pudeurs de la femme dont le cœur s’ouvre à l’amour sans se l’avouer, qui-sent naître quelque chose et qui tremble de s’en apercevoir, qui voudrait et ne voudrait pas. Elle se sent envahie par la passion, elle résiste et elle se livre un peu plus à chaque pas qu’elle fait. Elle voudrait se réjouir, et elle souffre de tout ce qui pourrait éloigner M. de Nemours ou laisser croire qu’il a d’autres attachemens. Et entre eux, quand ils se voient comme lorsqu’ils sont séparés, que d’intelligences mystérieuses, que de choses insaisissables qui créent une sorte de magnétisme délicat et furtif ! Tout est vrai et émouvant, et pourtant tout est noble, parce que ces deux êtres ont la noblesse du cœur.

C’est la traduction de bien des mots du Discours sur les passions de l’amour. Si Pascal eût rencontré sur son chemin une Mme de Clèves, il était fait pour être aimé d’elle, il l’aurait aimée comme elle le méritait ; il eût ressenti dans toute leur force impétueuse ces émotions qu’il décrit, et même en ne restant pas à l’abri de la