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genre de travail pour lequel la nature semblait l’avoir particulièrement doué.


II

En 1838, une place devint vacante dans la commission chargée de rédiger l’Histoire littéraire de la France. On sait les fortunes diverses de ce grand recueil, l’un de ceux qui font le plus d’honneur à notre patrie. Le projet d’un vaste répertoire où tout Gaulois, tout Français ayant tenu la plume aurait sa biographie et sa bibliographie critique, remonte aux premières années du XVIIIe siècle. Deux religieux bénédictins de la congrégation de Saint-Maur, dom Roussel et dom Rivet, en eurent simultanément l’idée ; mais dom Roussel mourut avant d’avoir rien publié. Dom Rivet, relégué à cause de son ardeur pour la cause janséniste à l’abbaye de Saint-Vincent du Mans, reçut communication des papiers de son confrère et commença l’exécution. Un prospectus ou spécimen parut en 1728. Le premier volume, commençant par Pythéas de Marseille, fut publié en 1733. Les neuf premiers volumes (1733-1750) furent tout entiers l’œuvre du consciencieux Rivet. Il fallait du courage pour entrer dans cette mer infinie : d’heureuses illusions sans lesquelles il est douteux qu’on se fût engagé dans une telle œuvre soutenaient les travailleurs. On espérait arriver jusqu’aux temps modernes, faire l’histoire de MM. de Port-Royal, dire combien on les admirait, venir même jusqu’au XVIIIe siècle. Voltaire écrit à Cideville le 6 mai 1733 : « Les infatigables et pesans bénédictins vont donner en dix volumes in-folio, que je ne lirai pas, l’Histoire littéraire de la France. J’aime mieux trente vers de vous que tout ce que ces laborieux compilateurs ont jamais écrit. » L’ingrat ! les bénédictins s’occupaient déjà de lui et préparaient sa notice. Dans les portefeuilles de dom Rivet et de ses collaborateurs, que possède l’Institut, se trouve une note d’une respectable écriture sur « le sieur Arouet, jeune poète d’une grande espérance. »

La mort de dom Rivet faillit être un coup mortel pour l’Histoire littéraire. L’attention publique n’était plus en France aux recueils savans. Une brillante école laïque sécularisait l’histoire, mais en même temps la rendait parfois superficielle. Voltaire, Montesquieu, fermaient le règne de l’in-folio ; la valeur des recherches de source était peu comprise ; la critique, devenue frivole, se montrait injuste ou dédaigneuse pour les doctes recueils. Les querelles du jansénisme d’ailleurs troublaient profondément la congrégation de Saint-Maur ; des discordes, des procès et comme un sentiment lointain des orages du siècle pénétraient en ces cloîtres paisibles.