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Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/413

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nature tout autour de nous ; mais il n’est pas sûr qu’elles existent là où nous ne pouvons pas atteindre. Pourquoi n’auraient-elles pas de limites dans le temps comme nous concevons qu’elles pourraient en avoir dans l’espace ? Pourquoi n’auraient-elles pas commencé ? Dieu a donc pu créer le monde, et un bon Anglais peut être positiviste sans cesser de croire en Dieu, que dis-je ? sans cesser d’être chrétien. Le positivisme de M. Mill est, à notre avis, de l’utilitarianisme transformé, et Auguste Comte se faisait une grande illusion quand il attribuait uniquement à la lecture de ses livres les ressemblances de doctrine, et à l’indocilité du disciple les différences qui existaient entre M. Mill et lui. M. Stuart Mill doit peut-être plus à son père, James Mill, et à Bentham, qu’eau positivisme français. Cela ne détruit ni les obligations qui lient Stuart Mill à Auguste Comte, ni l’influence que les disciples anglais ont eue pour augmenter le succès du fondateur et du maître. Ils n’ont accepté son héritage que sous bénéfice d’inventaire, et c’est par cela même qu’ils ont mieux servi sa renommée. Aujourd’hui nous appliquons à tort à toutes les idées d’Auguste Comte le mérite de la recommandation que l’école anglaise accorde à quelques-unes seulement.

Tel est donc le positivisme anglais, au moins dans les classes éclairées : il est pratique, prudent. Il ne rompt en visière ni à la morale ni à la religion, à aucune des institutions qui font la vie des sociétés humaines. Surtout il est fidèle à la liberté, qui fait la vie même du peuple anglais, et les liens qui l’unissent à l’économie politique l’empêchent de pactiser avec les tendances envahissantes de l’autorité. Buckle est-il resté dans ces limites ? Il n’aurait pas entrepris d’enfermer dans un système l’histoire tout entière de l’humanité, s’il avait eu l’esprit pratique au même degré que MM. Grote et Stuart Mill. Ceux-ci, le second surtout, connaissent le poids de chacune de leurs paroles ; Buckle donne çà et là des preuves d’entraînement inutile. Cependant il ne fait pas exception dans le caractère commun des positivistes intelligens de l’Angleterre. Il ne regarde pas comme nécessaire d’arracher du cœur humain toute notion théologique, toute semence de spiritualisme et d’immortalité. Où il se montre moins sage que M. Mill, c’est quand il nie la légitimité, la véracité du sens intime. Il s’expose encore plus quand il proclame comme une vérité incontestable autant que douloureuse le néant du libre arbitre. Du fatalisme à la négation du progrès moral, il n’y avait qu’un pas, et l’esprit résolu de l’écrivain, comme on sait, l’a franchi. Est-il nécessaire de démontrer contre lui que la morale n’est pas seulement une science ? Quand même il serait vrai, ce qui n’est pas, que la morale chrétienne ne contient aucune vérité qui ne soit