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eussent usé d’un pareil culte superstitieux envers les gloires du passé : à quoi très judicieusement on pourrait répondre que la meilleure raison pour laquelle on s’abstenait de s’occuper des gloires du passé, c’est quelles n’existaient pas. La question ainsi posée a bien son charme. L’esthétique peut donc avoir aussi son côté pratique, son point de vue financier. Shakspeare est mort depuis près de trois siècles, mort sujet de sa majesté britannique la reine Elisabeth, et ne saurait toucher de droits d’auteur en Allemagne : à merveille ! mais d’autres, les directeurs, les intendans de théâtres touchent peut-être ces droits à sa place, et là est le mal ; là commence un abus qu’il faut renverser à tout prix en attaquant par la base de l’esthétique la renommée du grand poète, et comme les pièces de Shakspeare ont chance de se maintenir au répertoire, on s’en prend à sa renommée, qui incommode ; on l’attaque parce qu’en l’attaquant on la démonétise. En France, nous n’avons pas de ces grossières impudeurs, du moins à l’égard des maîtres de notre art national : nous prenons en critique nos coudées franches, nous cassons même assez volontiers la noix pour montrer qu’elle est creuse ; mais il ne nous viendra jamais cette idée saugrenue de gémir sur la concurrence pour exorciser du théâtre français Corneille, Molière et Racine. N’allons pas trop loin pourtant dans cet éloge, car cette tolérance que nous professons envers nos grands classiques ne s’étend guère plus aux étrangers, et mainte fois il m’est arrivé, à propos de la mise en scène d’un chef-d’œuvre de Mozart ou de Weber, d’entendre ce cri bête et méchant de : place aux vivans ! place aux jeunes !

A Dieu ne plaise que je prétende faire à l’esprit allemand l’injure de lui attribuer la moindre part dans ces exercices funambulesques ; on ne mène pas une réaction contre Shakspeare, au pays de Goethe et de Tieck, avec quelques mauvaises plaisanteries renouvelées de Voltaire, de Laharpe, avec la desserte de Johnson accommodée au goût de quelques faux esprits affamés de notoriété. Oportet hœreses esse, dit l’église, es muss solche Käutze geben ! remarque Méphisto ; il faut décidément que la chose soit vraie, puisque là-dessus Dieu et le diable n’ont qu’une opinion. Lire Shakspeare, le comprendre, en pouvoir discourir à tous les points de vue, n’est pas l’affaire d’un dilettante. On n’écrit point sur un tel sujet avec la plume taillée pour improviser une affabulation quelconque ou raconter aux gens ses impressions de voyage. Combien sont-ils ceux qui, doués de l’intelligence poétique indispensable, ont pris le temps et la peine d’aller aux informations, aux sources, — si rares qu’elles soient, — d’étudier tout ce qu’on sait de sa vie, de ses rapports avec les hommes de son temps, de son génie enfin et de son art ? En France, nous les connaissons : il y a parmi les