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aussitôt, qu’ils remisent et nourrissent au plus intime de l’âme pour qu’elle y travaille à leur complète désolation, ce qui n’empêche pas les dispositions les moins semblables à la tristesse d’avoir leur tour en vertu de cette loi souveraine de susceptibilité qui rend le mélancolique non moins accessible à la joie qu’aux émotions funèbres, aux idées, roses qu’aux idées noires, non moins sujet aux insolations du printemps qu’à ces affections morales incomprises que secoue de son manteau de brume une lugubre matinée d’hiver.

On s’explique donc aisément, que dans cette organisation d’Hamlet, si complexe, si traversée d’élémens contraires, la santé physique, comme la santé morale, laisse à désirer. Lui-même il a pleine conscience de cet état, reconnaît autour de lui des natures mieux constituées que la sienne, et ce chagrin l’affecte d’autant plus vis-à-vis d’Horatio, son ami, le calme, la sérénité en personne, d’Horatio qu’il préfère à tous, justement à cause de cette riche organisation bien pondérer, harmonique, qu’il se sent incapable de se donner. Irritable et mélancolique, rêveur et doux, son apathie a des soubresauts terribles ; il en sort tout à coup par un bond de jaguar : c’est alors la foudre et l’éclair ; il tempête et fulmine. Courts instans, mais combien formidables ! Il s’y réveille l’enfant de son siècle, la barbarie des temps reprend ses droits ; il frappe au hasard, blesse et tue en aveugle, en furieux, et par un acte forcené, se défait des malintentionnés et des importuns ; puis aussitôt il rentre dans son indolence, qui n’est, à tout prendre, que la décevante enveloppe de sa surexcitation intérieure. Hamlet est un volcan, seulement ce volcan a ses éruptions en dedans au lieu de les avoir au dehors. Au dehors, il se contente de cracher des étincelles, pétards humoristiques, fusées multicolores, jeux d’esprit. Si la lave s’épanche, le torrent n’a qu’une minute, ne dévaste qu’un coin du champ, tandis qu’un grondement sourd et continu à l’intérieur nous avertit que l’éruption cherche sa voie sans pouvoir se la frayer. Cette résignation est simulée ; cette distraction, cet oubli de soi, pure apparence, prétextes pour s’éloigner de la vie publique, s’isoler dans sa méditation. Nul moins que lui n’est l’homme des situations compliquées ; faites peser sur ses épaules le poids d’une destinée tragique, et le fardeau l’accablera. Shakspeare nous l’apprend. « Il n’a rien d’un Hercule, est de stature ramassée, trapue, gras et court d’haleine, » c’est-à-dire l’antipode de ces représentans de la force héroïque qui résolument marche en avant et s’empare du monde.

Et voilà un prince sur lequel les responsabilités vont s’amonceler ; c’est cet homme intelligent, cultivé, spirituel, humoristique, cet homme d’honneur fantasque et sérieux, si difficile à tirer du cercle de ses idées, si dangereux quand on l’en tire, qui