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tel, admirable manière d’atermoyer, d’observer, de combiner des plans en attendant les actes !

Depuis Johnson, cette démence simulée a beaucoup intrigué les commentateurs, et ceux-là seuls ont réussi à l’expliquer quelque peu qui en ont cherché le secret dans l’analyse intime dans la psychologie du personnage. Au point de vue dramatique, M. Gervinus et M. Vischer déclarent cette invention maladroite, en ce sens qu’elle attire sur Hamlet l’attention et la colère des gens qu’il a le plus à redouter, et ne fait qu’accroître la défiance du roi, dont l’exagération de sa pantomime funèbre avait déjà provoqué les soupçons. « Nous le voyons, dit M. Cervinus, mettre la cour sens dessus, dessous, poser des énigmes aux allans et venans qui l’espionnent, torturer son amoureuse, oublier sa tâche. » Oublier, éluder, différer, mais à quoi pense-t-il donc, cet Hamlet qui, à force de toujours penser, jamais n’agit ? Goethe le voit trop parfait, trop d’une pièce, « un être beau, pur, élevé, noblement moral. » Il est vrai qu’il ajoute cette restriction : « dépourvu de la force physique qui fait les héros ! » N’importe, je saisis dans le jugement de Goethe une certaine réduction classique ; le caractère d’Hamlet est moins simple, moins un, plus ondoyant et plus divers.

On connaît la superbe image du chêne semé dans un vase de porcelaine qui devait ne contenir que des fleurs de luxe et se brise sous l’effort de la robuste plante. Sèvres ou japon, n’en doutons pas, le vase était d’avance un peu fêlé. Goethe remarque qu’Hamlet n’est de sa nature ni si triste ni si porté à la réflexion ; seulement, après la mort de son père et le scandaleux mariage de sa mère, il commence à fléchir sous le poids du deuil et de la rêverie. Rien de plus juste ; mais est-ce bien le fait d’un esprit sain et vigoureux de succomber ainsi sans réagir à la première épreuve, de broyer du noir et de ne songer qu’au suicide ? Assurément non, et les tempéramens qui se comportent de la sorte sont ceux que les événemens affectent jusque dans les profondeurs de la vie nerveuse. Hamlet a son grain ; ce mélancolique est un ironique, cet ironique a des échappées facétieuses, des saillies volontaires, il bafoue les gens, s’en amuse (voir les scènes avec Rosenkrantz et Guildenstern, avec Polonais, avec Osric). Hamlet ne se prend à ce rôle de fou que parce que lui-même l’est plus ou moins. Ce masque complète le personnage, il est dans son être même. Hamlet a le goût du théâtre, fréquente les comédiens, connaît leur art, et maintes fois a dû se passer la fantaisie de monter avec eux sur les planches. Ces choses-là sont tellement dans la vérité humaine du caractère qu’elles n’ont pas besoin d’être justifiées. J’en pourrais citer plus d’un parmi les critiques, — anglais surtout, — qui se demande