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comme sa personne : il les appelle « trois quarts de lâcheté pour un de sagesse ; » trois quarts de lâcheté ! c’est trop ; Hamlet se calomnie, moitié serait assez, et je me hâte d’ajouter que cette sorte de lâcheté ne diminuera chez aucun l’intérêt qui s’attache à sa physionomie. Au moment où le fantôme se montre à lui sur la plateforme, Hamlet jure d’obéir à la voix de sa destinée qui l’appelle. Il répond vaillamment, s’exalte, tend ses nerfs, « le lion néméen n’a pas plus de vigueur dans les muscles ; » puis, comme dit Horatio, l’imagination fait des siennes, adieu les entreprises ! « Le monde est jeté hors de ses voies, malheur et désespoir que je sois né, moi, pour l’y replacer ! » Il maudit sa tâche, toutefois sans chercher à s’y soustraire ; il trouvera sa vengeance comme Newton trouva la loi de l’attraction, en y pensant toujours. Il y marche, il y va, non directement, au grand jour, mais en creusant sous les pas de l’ennemi des mines et des contre-mines, — la scène des comédiens par exemple.

Hamlet, pour rester libre de ses mouvemens, charge Horatio d’observer le roi ; l’épreuve réussit. Ils sont deux maintenant à connaître le crime et le traître qui l’a commis. Seul dans sa chambre, le tyran s’affaisse sous le poids du remords. Il veut prier et ne peut : admirable contraste qui nous montre l’assassin entre son forfait et son repentir, non moins troublé, non moins éperdu qu’Hamlet entre le forfait et sa vengeance. Claudius a soif de rédemption comme Hamlet de vengeance ; mais la nature de l’un, pas plus que celle de l’autre, ne se prête à la satisfaction. L’énormité du crime s’oppose au désir du suppliant, de même que la responsabilité par sa trop lourde pesanteur force à refluer au dedans les colères du justicier. Tous deux en sens divers commencent, se tournent et retournent, s’interrompent, impuissans à résoudre. « Le repentir peut tout, se dit Claudius ; mais que peut-il, si l’on ne peut se repentir ? »

L’âme du roi, engluée dans le vice, s’efforce en vain de s’affranchir ; de son côté, la haine d’Hamlet ne sait que battre des ailes, palpiter. Tout à coup, juste au moment où le roi couve ces pensées, Hamlet se dresse près de lui ; quelle occasion ! C’est la nuit, l’heure des spectres, des tragiques emportemens. Le jeune prince a la tête échauffée, va-t-il agir enfin ? Non, encore un délai, un nouvel argument, tiré de loin par exemple, mais d’une casuistique au moins très spécieuse. Il se dit : « Il est en prière, agissons ! Mais alors il va droit au ciel ! » Un misérable a surpris son père dans le sommeil qui suit un bon repas, « quand ses péchés étaient en plein épanouis, » et lui, Hamlet, fils unique de la victime, frapperait l’assassin lorsqu’il est en état de grâce, quand il est « en mesure et préparé pour le voyage. » Non, son épée se réservera pour un coup plus terrible, et « quand il sera ivre et endormi, ou dans les