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mélancolie. Werther, René, Obermann, ne sont que les petits-fils d’Hamlet, lequel est bien l’enfant de son siècle. Il y a dans le personnage d’Hamlet beaucoup de la personne de Shakspeare, plus de celle du comte d’Essex, comme il y a du sang chevaleresque de Cervantes dans cet idéal maniaque de don Quichotte ; mais Shakspeare, Essex, comme Cervantes, portent en eux le grand XVIe siècle et son génie.

En 1599, Essex, irrésolu, volens nolens, écrivait à sa souveraine, en style d’Hamlet, le passage qu’on va lire, au sujet d’une mission en Irlande dont Elisabeth venait de le charger. « D’un esprit plein de troubles, distrait, énervé par les passions, d’un cœur déchiré de tourmens et d’ennuis, d’un homme enfin qui hait tout ce qui l’environne et le maintient dans cette existence, quel service votre majesté peut-elle attendre[1] ? » Ainsi se laisse aller aux discordances morales, à des vapeurs, et s’y abîme une nature altière et vaillante, un jeune, brillant et spirituel grand seigneur au comble de la faveur et de la gloire, tant cette question de l’être et du non-être, cette mélancolie sociale était l’intérêt de toute l’Angleterre pensante à cette époque. « Qui en effet voudrait supporter la raillerie et les dédains du monde, l’oppression du puissant, l’insolence du superbe, la peine de l’amour méprisé, les lenteurs de la loi, l’arrogance du fonctionnaire et les indignes rebuffades qu’il inflige au mérite réduit à se taire ?… » Comparez ce passage du monologue d’Hamlet au soixante-sixième sonnet, où le poète, parlant à découvert cette fois et pour son propre compte, s’agite invinciblement sous la même pensée qui le mène. « Voir le mérite naître pour mendier, la nullité creuse prospérer dans la joie, la bonne foi chassée et parjurée, l’art emmaillotté dans les lisières du pouvoir, envoyé à l’école de la sottise, voir bafouer comme une niaiserie l’ingénuité méconnue, le mauvais esprit exploiter le bon, — cela me lasse et me harcèle, j’aimerais mieux le calme de la mort ; la fatigue m’accable, et je souhaiterais m’en aller de ce monde, n’était l’ennui d’y laisser seul celui que j’aime. » Les sonnets de Michel-Ange[2], trop ignorés, abondent en tristesses de ce genre, le tædium vitæ s’y exhale comme par la bouche du mélancolique, du sublime Penseroso.

Ce détail du monologue éclairé, on comprendra quelle vivante sympathie Shakspeare doit ressentir pour le personnage d’Hamlet. D’autres raisons que la raison dramatique ici concourent à la création. Ce héros raffiné, sophistique, est trop diamétralement le contraire du héros de la légende pour qu’on puisse croire que l’auteur a pris, fait et parfait ce type, uniquement pour les besoins de sa pièce. Au premier aspect, c’est la tragédie qui nous semble faite

  1. Acken, Elisabeth von England.
  2. Michel-Ange, mort l’année même où naissait Shakspeare, 1564.