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arbitraires et mobiles qu’aucun lien commun n’a réunis, qu’aucun sentiment commun ne peut animer ; ce sont des corps établis, qui ont une forme permanente et une existence individuelle. Chaque député est le représentant d’une puissance locale et distincte à laquelle il doit rendre compte de ses actes, à laquelle il doit soumettre ses opinions. L’organisation des collèges est fixée par la loi, elle fait partie du système électoral lui-même, elle est considérée comme une de ces institutions fondamentales qui ne doivent dépendre ni du caprice d’un ministre ni de l’intérêt passager d’une élection. On ne voit pas en Angleterre les candidats qui soutiennent la politique ministérielle se prévaloir de leur influence pour bouleverser tous les usages et composer eux-mêmes à leur gré le collège qui doit les nommer. On ne voit pas le gouvernement s’amuser tous les cinq ans à remanier les circonscriptions électorales, comme les pièces d’un jeu de patience, pour découvrir la combinaison la plus favorable aux intérêts du pouvoir ; quand par hasard il croit nécessaire de toucher à la règle établie, il s’adresse à ceux mêmes qui l’ont faite. Voilà ce que l’on gagne en pratique à faire du droit de suffrage un privilège positif au lieu d’un droit idéal, abstrait et vague. C’est là du moins un avantage dont notre propre expérience a dû nous enseigner la valeur. Quel est celui de nos démocrates qui s’imagine sincèrement que l’esprit du peuple anglais fût mieux représenté dans le parlement, si la population tout entière, admise sans restriction au droit de suffrage, était en revanche divisée par tranches anonymes et arbitraires, comme un morceau de terrain ou une pièce d’étoffe, sans autre loi que le nombre des têtes et la fantaisie du gouvernement ? Quel est le démocrate libéral et sincère qui, s’il descendait au fond de sa conscience, n’échangeât volontiers la plate uniformité dont nous jouissons contre le système électoral anglais, avec ses restrictions, ses irrégularités, ses inconséquences, mais avec toutes les garanties qui en défendent l’usage et toutes les libertés qui en doublent le prix ?

N’hésitons pas d’ailleurs à le reconnaître, la souveraineté nationale ne réside pas tout entière dans l’exercice du droit de suffrage. La question de savoir si le droit électoral aura des limites ou si tous les citoyens seront appelés à l’exercer de leurs propres mains a sans doute une grande importance au point de vue des doctrines ; mais l’intérêt en est médiocre pour la pratique de la liberté. Il est des pays fortunés où la plus admirable égalité règne, et qui, malgré le droit de suffrage, ne sont pas leurs propres maîtres ; il en est d’autres où le droit de voter est réservé encore au petit nombre, et dont on peut dire néanmoins que c’est le peuple entier qui gouverne. Le citoyen d’un pays libre a bien d’autres manières de faire