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pressoir, et, comme distraction, on se donnait le plaisir d’entendre les campagnards qui se disputaient.

Une autre qualité d’Antonin, c’est le goût qu’il avait pour la vie de famille. Marc-Aurèle a fidèlement suivi son exemple. Le grand charme de ses lettres est de nous le montrer avec les siens, dans cet intérieur heureux où il se retirait si volontiers. Il aimait tendrement sa mère, à laquelle il devait tant ; il avait la plus vive affection pour sa femme, et à cette époque au moins cette affection était partagée. On dit que plus tard Faustine s’ennuya de ce mari philosophe qui la délaissait trop souvent pour les soins de l’empire ou le charme de la science[1]. S’il est vrai qu’elle ait manqué à ses devoirs, Marc-Aurèle au moins l’a toujours ignoré, et jamais aucune découverte fâcheuse n’a troublé le bonheur de son ménage ; mais dans les premières années ce bonheur, étant plus nouveau, avait quelque chose de plus vif. Fronton, qui savait que c’était le moyen le plus sûr de lui plaire, lui parle toujours de sa famille. « Tous les matins, lui dit-il, je prie les dieux pour Faustine ; je sais bien que c’est les prier pour vous ». Ses lettres se terminent très souvent par un souvenir pour les filles du prince. « Embrassez pour moi nos petites dames », lui dit-il sans façon, et ailleurs : « Je baise leurs petits pieds gras et leurs mains mignonnes ». Marc-Aurèle, on le comprend, ne les oublie pas non plus, dans ses réponses. Sa femme et ses enfans, ce qu’il appelle familièrement sa petite couvée, nidulus noster, sont, avec ses études, le sujet ordinaire de ses lettres à Fronton. Les maladies de tout ce petit monde paraissent l’occuper beaucoup plus que les affaires de l’empire. Il oublie qu’il est souffrant lui-même pour ne songer qu’aux souffrances des siens. Les couches de Faustine, les angines de ses filles, la toux obstinée qui fatigue son cher petit Antonin, pullus Antoninus, l’empêchent de prendre aucun repos. En revanche, sa joie déborde quand personne n’est malade autour de lui. Il écrit un jour à Fronton que le temps est mauvais et qu’il se sent mal à son aise ; « mais, ajoute-t-il gaîment, quand nos petites filles se portent bien, il me semble que je ne souffre plus, et qu’il fait un temps admirable ». Je reconnais dans ces confidences charmantes l’influence et l’exemple d’Antonin. Lui aussi, à Rome et dans ses domaines, se

  1. M. Renan, dans un mémoire lu à la séance publique des quatre académies le 14 août 1867, a essayé de prouver que Faustine avait été calomniée. Il me semble avoir démontré d’une façon victorieuse qu’une partie des reproches qu’on lui adresse n’est pas fondée, qu’elle n’a pas empoisonné Vérus, son gendre, qu’elle n’était pas complice de la révolte d’Avidius Cassius. Quant aux désordres de sa vie privée, il est bien difficile de savoir ce qu’il en faut croire. En les voulant trop nier, on s’exposerait à s’entendre dire comme M. de Lassay par sa femme : « Comment donc faites-vous pour être si sûr de ces choses-là ? » En tout cas, si Faustine a commis quelques fautes, M. Renan montre fort bien qu’on a dû singulièrement les exagérer.