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douloureusement atteint s’interroge ; il semble se demander s’il n’y a rien dans sa vie passée qui mérite le malheur qui le frappe, et il en arrive à faire un de ces examens de conscience que la philosophie stoïcienne exigeait du sage. « Quand la mort, qui ne peut tarder, arrivera, disait-il, je saluerai le ciel en partant, et je me rendrai témoignage à moi-même du bien que j’ai fait. J’ai vécu dans la concorde du cœur avec mes parent. Je n’ai point acquis par de mauvais moyens les honneurs que j’ai obtenus. Je me suis plus occupé du soin de mon âme que de celui de mon corps. J’ai préféré l’étude de la science aux intérêts de la fortune. Je suis resté pauvre plutôt que de mendier la protection de personne. J’ai dit scrupuleusement la vérité, je l’ai entendue sans me plaindre. J’ai mieux aimé passer pour un ami négligent que pour un complaisant assidu. J’ai toujours demandé moins que je ne méritais d’obtenir. J’ai prêté à qui j’ai pu, selon ma fortune. Je suis venu en aide à ceux qui le méritaient et à ceux qui ne le méritaient pas. Je n’ai pas exigé la reconnaissance, et les ingrats que j’ai trouvés ne m’ont pas empêché de faire tout le bien que je pouvais à d’autres ».

Il y a bien encore dans ce morceau quelques cliquetis d’expressions, mais le sentiment y est sérieux et l’idée élevée. Il rappelle quelques-unes des pensées de Marc-Aurèle : c’est le plus grand éloge qu’on en puisse faire. Il semble donc que ce rhéteur opiniâtre et médiocre ait à la fin subi l’influence de cette philosophie qu’il avait tant combattue. Personne alors n’y échappait ; c’était l’air commun qu’on respirait partout, sans le vouloir. Cette correspondance, dont je n’ai pas caché les petitesses, nous fait connaître jusqu’à quelle profondeur elle avait pénétré dans les hautes classes de l’empire et les effets qu’elle y produisait. On peut se fier à ces lettres précisément à cause des puérilités qu’elles renferment. On voit bien qu’elles ne sont pas l’œuvre d’un de ces génies supérieurs et exceptionnels qui marchent seuls dans leur voie ; celui qui les a écrites suit l’impulsion des autres et reproduit leurs opinions. Il faut le croire quand il nous montre que les mœurs publiques sont meilleures, que les honnêtes gens sont moins rares, que la vie privée est plus pure et la famille plus respectée. Nous sommes en droit d’en conclure, quoiqu’on ait dit cent fois le contraire, que malgré tant de décadences, au milieu de l’affaiblissement de l’esprit et du goût, à travers tant de tyrannies sanglantes et tant d’exemples détestables, cette société n’en était pas moins devenue plus humaine, plus honnête, plus morale, et qu’enfin, quand elle s’est jetée dans les bras du christianisme, elle était mûre pour lui.


GASTON BOISSIER