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intermittentes, flottant aisément entre toutes les influences et restant à travers tout la personnification indécise et molle d’une autocratie embarrassée d’elle-même.

Un fait domine cet ordre nouveau et pour la première fois apparaît en Russie : c’est la puissance de l’opinion comme stimulant et frein du gouvernement, comme levier d’action, comme phénomène moral dans une société accoutumée au silence. Le pouvoir sans doute n’a perdu ni son caractère essentiel ni ses allures. Il est aujourd’hui encore ce qu’il était il y a vingt ans, un mélange d’absolutisme oriental et de bureaucratie. S’il accomplit des réformes, c’est avec ses procédés d’omnipotence administrative, et ces réformes sont limitées dans la pratique par un arbitraire universel. Le tsar les promulgue, les gouverneurs et les maîtres de police les interprètent. Des garanties en apparence libérales ne sont le plus souvent que des fictions au-dessus desquelles plane la seule réalité vivante et agissante, une autocratie sans limite servie par une administration sans scrupule ; mais en même temps, par un phénomène aussi nouveau que saisissant, l’opinion en est venue à avoir son rôle et sa puissance, même en Russie. A défaut d’institutions régulières par lesquelles elle puisse se traduire et de mode légal d’intervention dans la politique, elle se produit sous toute sorte de formes. Elle ne domine pas le gouvernement, elle le presse et l’enveloppe, et elle finit par s’imposer à lui en paraissant le servir. Chose étrange, la Russie est peut-être un des pays de l’Europe où on parle le plus, où il y a le plus de réunions, de banquets, d’adresses, de manifestations, et ce qu’il y a de plus significatif encore, c’est le caractère populaire que prennent ces manifestations : opinion bruyante, irrégulière, extrême dans ses passions, à la fois servile et révolutionnaire, dont les journaux sont les organes, les auxiliaires et plus souvent encore les instigateurs. Il en résulte cette situation complexe où toutes les réalités du despotisme se combinent avec les apparences d’une liberté assez large, où des partis ont l’air de s’agiter et de poursuivre je ne sais quel but invisible.

Au fond, quels sont actuellement ces partis en Russie ? Ils prenaient autrefois toute sorte de noms, ils s’appelaient les slavophiles, les démocrates, les nihilistes, les libéraux, les conservateurs. L’insurrection polonaise a jeté une confusion singulière dans ces distributions factices de partis, dans cet amas d’instincts qui agitaient la société russe ; elle a créé pour un instant une apparente unanimité par le miracle violent et éphémère d’un sentiment national habilement surexcité. A l’issue de cette grande crise, l’influence restait naturellement à ceux qui s’étaient montrés les plus implacables à poursuivre la victoire de la force, à ce parti ultra-russe dont