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Pologne, et il est resté avec le prestige de cette victoire diplomatique. Depuis, soit sous l’influence de l’âge, soit par un sentiment supérieur et prévoyant de la situation de la Russie, il est devenu prudent. Les amis du grand-duc Constantin lui préféreraient le prince Orlof, le parti russe extrême voudrait le remplacer par M. de Budberg ou par le général Ignatief, qui, depuis plusieurs années, étudie comme ambassadeur à Constantinople les moyens d’aborder cette redoutable question d’Orient ; mais il n’est pas facile de déloger cet habile homme. Il est assez fin pour ne pas se laisser supplanter, pour éloigner même les auxiliaires dangereux qui, à un jour donné, pourraient l’éclipser, et lorsqu’il a eu à remplacer son adjoint, M. Muchanof, qui venait de recevoir une haute charge de cour, il a choisi simplement un homme de bureau, M. Westman.

D’ailleurs le vieux chancelier joint depuis quelque temps au soin des affaires d’état d’autres soins plus aimables. On l’appelle familièrement à Pétersbourg le prince Serdetchkine, le prince au cœur doux. Ce n’est pas un déshonneur. Il s’est épris le plus sincèrement dm monde d’une jeune femme, sa nièce, dit-on, fort séduisante, qui dans ces dernières années faisait avec grâce les honneurs de sa maison, et dont il sollicitait le divorce afin de pouvoir l’épouser, lorsque par malheur d’autres rivalités sont survenues. La jeunesse est une dangereuse rivale, surtout quand elle touche à la famille impériale. L’affaire s’est embrouillée, s’est prolongée, et est restée en suspens, quoique l’empereur parût se prêter aux désirs de son ministre. Si la position du prince Gortchakof a pu sembler quelquefois ébranlée, c’est moins par des raisons politiques que par suite de ces petits événemens d’un ordre tout intime ; cela n’empêche pas que dans les grandes circonstances le vieux chancelier ne retrouve la parole, et c’est ainsi que dans l’été de 1866 il était l’organe naturel de la Russie au milieu des ovations dont on se plaisait à entourer la mission américaine chargée d’aller complimenter le tsar au sujet de l’attentat du 16 avril : mission étrange assurément, envoyée en messagère d’alliance par un peuple libre à un peuple qui a beaucoup à faire pour le devenir. Dans ces occasions, le prince Gortchakof sait trouver un langage élevé et fier ; par là il répond au sentiment russe sans tomber dans la phraséologie des partis, et il garde cette place distincte qui sourit peut-être à son ambition, c’est son rôle encore aujourd’hui, c’était son rôle en 1866, au lendemain de l’attentat du 16 avril. Etait-il avec le comte Schouvalof et M. Valouief, ou avec M. Milutine et ses amis ? Il n’était ni avec les uns ni avec les autres. Il représentait, si l’on veut, une personnalité indépendante au sein d’un gouvernement livré à des influences contraires dont chaque événement vient raviver l’antagonisme et les luttes obscures.