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de périr étouffées dans leur misère[1]. Et ce qu’il y a de plus étrange, c’est que le gouvernement est resté jusqu’au dernier moment dans une complète ignorance de cette situation. C’est le consul anglais à Arkangel qui a donné le premier signal de détresse, et c’est, à ce qu’il paraît, par l’ambassade britannique à Saint-Pétersbourg que le gouvernement russe a appris cette effroyable détresse. La charité s’est éveillée aussitôt de toutes parts ; des comités de secours se sont organisés. Que peuvent quelques secours quand un fléau prend de telles proportions, quand pour une province seule il faudrait près de 10 millions, lorsqu’il faut songer aux hommes qu’on doit nourrir et aux terres qu’il faudra ensemencer sous peine de voir se renouveler périodiquement la disette ?

Voilà où en est aujourd’hui ce vaste empire. Que ce désastre soit dû en partie à des causes naturelles et accidentelles, c’est possible ; il est malheureusement aussi le résultat de causes plus profondes. En Lithuanie, tout est ruiné par la faute évidente d’une destruction systématique. Dans d’autres provinces, il y avait autrefois des approvisionnemens que les propriétaires étaient chargés d’entretenir ; ces dépôts n’existent plus depuis que les paysans, comme citoyens de la commune, ont à s’en occuper. L’émancipation est assurément un bienfait ; seulement elle a commencé par une immense diminution de travail et un développement outré de l’ivrognerie. Il y a des provinces où la production a diminué de 6 millions et où la vente de l’eau-de-vie a augmenté d’une somme à peu près égale, de telle sorte que la disette est le résultat de toute une situation économique autant que d’une inclémence de saison. C’est un grand empire pour qui ses patriotes rêvent le superflu et qui n’a même pas aujourd’hui le nécessaire. La famine ! tragique et sombre moralité de cette politique de faux orgueil national qui, au moment où la Russie meurt de faim, la berce de cette idée qu’elle a une civilisation supérieure à toutes les civilisations, et, au moment où elle violente tous les droits chez elle, lui présente le rôle de protectrice des opprimés de l’Autriche et de la Turquie !


CHARLES DE MAZADE.

  1. Voyez la Correspondance du Nord-Est, qui se publie à Paris, et qui abonde en informations exactes sur tous ces pays du Nord et de l’Orient.