Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/769

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

si rare, d’une vibration si délicieusement originale, puis la santé de cette voix. Les physiologistes vous diront l’imperturbable résistance de ce gosier mignon de jolie femme. Quelle facilité d’inflexions, quelle justesse, quel tempérament de cantatrice ! Les gammes chromatiques ascendantes, les renflemens de son à l’aigu, ne lui coûtent rien. Elle se lance entre le sol et l’ut, saisit la note au vol, la tient, la lâche, la reprend, jongle avec des perles sans que jamais une seule se dérobe. C’est la sûreté d’une Persiarii, plus l’argentine vibration d’un timbre virginal. Nous savons que Delle-Sedie a passé par là ; qu’importe ? Rachel aussi consultait M. Samson, et cela ne l’empêchait point d’être Rachel. Au théâtre, il n’y a que le résultat qui compte.

Tant vaut la cantatrice, tant l’actrice. Des deux côtés, c’est la force d’organisation qui prédomine. Comme elle sent, elle joue ; son geste, point appris, point fixé, gauche même quelquefois, réussit par le naturel, parce qu’il est son geste et répond à l’ensemble de sa physionomie, toujours intéressante et par instans d’un attrait, d’une séduction irrésistibles. Je conseille aux gens curieux des choses de théâtre d’aller, au lendemain d’une de ces représentations de Mlle Nilsson, voir à l’Ambigu Frederick Lemaître dans le Crime de Faverne. C’est encore là une scène de folie, mais de l’effet le plus opposé. On n’imagine pas antithèse plus vive. Nous avons vu le naïf, le simple ; voici maintenant le grand art, partout et toujours conscient, qui se règle, se gouverne, compose et produit l’effet voulu, même quand la nature, au lieu de le servir, lui fait obstacle. Un pauvre vieux notaire qui devient fou en apprenant que sa femme, morte aujourd’hui, l’a trompé jadis avec son premier clerc, comment supposer que d’un pareil programme tant d’émotion, de vie morale, dramatique, puisse sortir ? C’est le secret du génie. Nous sommes loin à coup sûr du lac romantique d’Elseneur, de ses glaïeuls et de ses nénufars, loin de tous les enchantemens de la poésie de Shakspeare ; les cheveux blancs hérissés remplacent les belles tresses blondes déroulées, où les fleurs des champs, les brins de folle avoine, si pittoresquement s’entremêlent. Il ne s’agit plus de jouer simplement une scène de folie, de montrer comment on est fou ; il s’agit de faire voir comment, sous l’action d’une douleur morale profonde, immense, on le devient, là, devant tous, en plein théâtre, — de passer de l’état de raison à la démence par une série de mouvemens, de gestes, de combats, dont la gradation va jusqu’au sublime. Cette force magistrale d’un Frederick n’ôte rien à la grâce ingénue, tendre, mélancolique d’une Nilsson. Les deux images au contraire l’une par l’autre se complètent. L’art est quelque chose de si grand, de si beau, qu’il faut s’y attacher et le suivre dans ses manifestations les plus diverses. Des trois ou quatre interprétations traditionnelles du rôle d’Ophélie, il nous serait assez difficile de bien définir laquelle a choisie Mlle Nilsson. Pourquoi chercherait-elle un