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deux ou trois phrases de l’inspiration la plus exquise signalaient à sa curiosité d’artiste bien plus encore qu’à son désir d’être applaudi. Rien de possible à l’Opéra pour un chanteur, pour un acteur, si ce n’est à la condition qu’il sera d’abord servi par le musicien et qu’on ne prêtera pas au terme l’acception qu’il a en vénerie, où servir le sanglier signifie lui planter un couteau dans la gorge.

Une chose nous afflige en tout ceci, qui nécessairement affligera quiconque aime l’Opéra et sait honnêtement rendre justice à tous les grands talens dont sa troupe se compose : c’est de voir des artistes de premier ordre ainsi relégués au second rang et n’être plus que les comparses d’un succès auquel ils eussent en d’autres circonstances pris la noble et large part qui leur convient. Le public, en témoignant à Mlle Nilsson cet enthousiasme exclusif, en n’applaudissant, ne fêtant, ne voulant qu’elle, obéit à la mobilité de son tempérament. Il boude qui l’ennuie ; tant pis pour vous, si cette psalmodie que vous débitez l’assomme, il fallait mieux choisir ; voici la lumière, il y court, s’enflamme, se passionne, quoi de plus naturel ? Le public est ingrat comme tous les amoureux, et c’est de lui surtout qu’on peut dire qu’il tirerait en feu d’artifice la lune et les étoiles pour célébrer sa maîtresse d’un soir. Par qui rend des services toute l’année, par qui, dans les bons comme dans les mauvais jours, se dévoue à son art, à son théâtre, on conçoit que cette noire ingratitude soit amèrement ressentie. La belle Ophélie a bien du charme, nous n’avons pas été les derniers à le reconnaître[1] ; mais Valentine ; Alice, Sélika, Mathilde, dona Anna, méritent pourtant aussi quelques égards, et l’habileté maintenant serait de ne point trop décourager qui les a fait vivre au répertoire et les y maintiendra quand l’étoile qui danse au firmament à cette heure d’ivresse aura filé vers d’autres cieux. Avec un génie, avec un maître, jamais pareilles ruptures d’équilibre ne sont à redouter. Dans un opéra de Rossini, de Meyerbeer, de Verdi même, il y a de la place pour tout le monde. Hamlet, sans Mlle Nilsson, n’eût pas mené longue carrière ; il réussit par elle, c’est un coup de fortune. Elle a, comme on dit, tiré son épingle du jeu ; mais nous aimons assez son talent et sa gloire, nous aimons surtout assez ce beau théâtre, qui l’a si opportunément mise en toute lumière, pour souhaiter maintenant de la voir sortir de son paysage et figurer dans un tableau de maître, en pleine troupe et non isolément.


F. DE LAGENEVAIS.

  1. Voyez la Revue du 1er juin 1867.