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l’avantage reste ordinairement au concurrent le plus habile et le mieux monté.

On voit que le suffrage universel n’étouffe aucune des influences qui se disputent l’empire des sociétés humaines, à moins cependant qu’on ne les enchaîne et qu’on ne leur refuse la liberté. C’est dans l’intérêt même des idées d’ordre et des principes conservateurs que la concurrence électorale doit être affranchie de toute entrave. Sous le régime du suffrage restreint, les intérêts conservateurs pouvaient se reposer à l’abri de leurs privilèges sans le secours de la liberté commune ; mais depuis que le niveau du suffrage universel a passé sur la France, cette liberté si calomniée devient leur seule défense, et ils se désarmeraient eux-mêmes en refusant d’accepter ses services. Puisqu’on a fait tomber toutes les barrières qui partageaient et protégeaient autrefois la société politique, il faut qu’à cet esprit de réglementation mesquine qui limitait et parquait, pour ainsi dire, les droits et les libertés des citoyens succède un esprit libéral et large, digne en tout point des idées nouvelles auxquelles s’est converti notre temps. Il faut que dorénavant l’on comprenne que les affaires publiques sont celles de tout le monde, qu’il est permis de s’en occuper à tout propos et à toute heure, et que chacun doit avoir le droit de mettre au service de ses opinions ou de ses intérêts politiques tout ce que la nature et la société réunies lui ont donné de puissance et d’autorité sur ses semblables, à la seule condition d’en user avec loyauté. Il faut que le prêtre dans son église, le professeur dans son école, le magistrat dans son tribunal, aient le droit d’émettre un avis sur les affaires publiques, et un avis souvent contraire à celui du gouvernement qui les nomme, sans qu’aussitôt l’on crie à l’ingratitude et à l’usurpation ; il faut que l’on permette au fabricant, au cultivateur, au commerçant, au propriétaire, d’agir par ses conseils sur l’esprit de ceux qu’il emploie ou dont l’existence dépend de la sienne sans qu’on l’accuse de corruption et de violence ; il faut que l’écrivain puisse user librement de sa plume, l’orateur assembler ses voisins sur la place publique et leur parler librement des hommes et des choses sans encourir le reproche de diffamation, de calomnie, d’outrage envers le gouvernement ou envers les personnes, et sans aller expier sa faute imaginaire sous les verrous d’une prison. Il importe que toutes les barrières tombent, que toutes les chaînes soient brisées, que l’air et la lumière circulent partout, et que le mal même, s’il le faut absolument, puisse se produire sans danger à côté du bien. Ces excès, toujours si redoutables sous le régime du privilège ou du bon plaisir, quand ils se produisent à la faveur d’un silence universel et sans éveiller la contradiction qui les corrige, la liberté se charge d’en faire