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bien et m’exilait de ma patrie, me semblait une pétition et non une louange, et que j’aurais cru manquer de respect en me le permettant. — Il a dit encore, le duc, « que l’état avait besoin de mes talens ; qu’il fallait me décider pour ou contre comme au temps de la ligue, que j’avais tort de louer les Prussiens, qu’on ferait plutôt du vin muscat avec du verjus que des hommes avec des Prussiens, etc. » La saison trop avancée ne m’a pas permis d’aller en Amérique ; mais, cher Camille, qui pourrait vivre à de telles conditions ? J’ai brûlé votre lettre, et je ne ferai point paraître mon livre sur le continent. Ainsi vous pouvez venir me voir sans aucun inconvénient cet hiver ; mais, si vous étiez moi, ne feriez-vous pas ce que je ferai ? et trouvez-vous que, mes enfans et moi, nous sommes faits pour planter des choux à Coppet sans rien faire de nos esprits ni de nos âmes ? — Pardon de vous parler si longtemps de moi ; mais je voulais profiter de l’occasion du chevalier Webb pour vous dire ce que je ne peux écrire par la poste. — Je serai charmé de voir Mme de Royer, et c’est uniquement la discrétion qui m’empêche d’insister sur son voyage ; vous pouvez bien le lui dire. — Mais expliquez-moi quelle infernale méchanceté a fait dire à Lyon que j’avais voulu dédier mon livre à l’empereur ? Certes, quand tout tenait à une seule phrase d’éloge, il est un peu dur que celle qui a le courage de la refuser passe pour avoir voulu l’écrire. — Au reste, c’est peut-être une seule personne qui a dit cette bêtise recherchée. — Adieu, cher Camille ; ah ! faites que je vous voie cet hiver !

« P. S. Rappelez-moi au souvenir de Mme Julie. »


Est-il besoin de faire remarquer, dans la sortie du duc de Rovigo, son étrange théorie physiologique et historique sur la race prussienne ? L’insolente et outrageuse bévue peut servir de leçon aux hommes dits pratiques et positifs, aux hommes du jour, pour ne point se hasarder sur le terrain des prédictions et des prévisions historiques. Les plus vigilans argus, en fait de police, sont souvent des myopes du lendemain. À l’heure où le duc de Rovigo s’avisait de prophétiser de la sorte, le baron de Stein était à l’œuvre et se chargeait, lui et sa nation, de lui répondre.

Chose non moins singulière, dans le temps même où Mme de Staël quittait Pétersbourg et allait chercher un asile en Suède, Napoléon, maître de Moscou et à la veille de cette fatale retraite, trouvait le moment de donner son avis sur la question de la presse comme il l’entendait, et il le donnait en des termes formels qui font le plus absolu contraste avec le procédé qu’on avait tenu envers Mme de Staël. C’est à n’y pas croire, tant la contradiction entre ce qu’il prescrivait en 1812 et ce qui avait été pratiqué en 1810 est directe et flagrante ! M. de Montalivet, ministre de l’intérieur, ayant soumis à l’empereur une décision de la direction de l’imprimerie et de