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jonché d’éclats d’obus. Quelques pas plus loin, ce corps noirci, au visage grimaçant, c’était au moment où commença le siège un homme dans toute la force de l’âge. Peut-être est-ce l’explosion qui l’a jeté ici ; autrement ses membres seraient-ils si terriblement brisés en morceaux ? Mais nous ne pouvons occuper ainsi notre pensée du destin d’un seul homme. C’est par douzaines que l’on compte dans le monastère les cadavres qui n’ont jamais été enterrés ou qui ne l’ont été qu’à demi, que le soleil a desséchés, qu’ont défigurés toute sorte de mutilations… Nous pouvions reconnaître sur les murs l’effet des boulets et des obus, et, aux traces presque sans nombre qu’ont laissées les balles, juger de la vivacité et de la durée de la fusillade… Au milieu des ruines du bâtiment que fit sauter la célèbre explosion, nous pouvons distinguer les cadavres d’un certain nombre de Turcs qui furent mis en pièces dans l’instant même où ils se croyaient sûrs de la victoire… Ce ne fut pas là la fin du carnage. Exaspérés de leurs pertes, les Turcs, au premier moment, mirent à mort les personnes de tout sexe et de tout âge qui avaient survécu à l’explosion et qu’ils trouvèrent dans d’autres parties du couvent. Nous pénétrons dans une chambre toute pleine de victimes qui périrent ainsi ; froids et raides à la place même où ils sont tombés, ces cadavres sont encore terriblement expressifs. Voyez cet homme étendu sur le seuil, les yeux sont grands ouverts ; ses doigts desséchés serrent encore la poignée d’une arme brisée… Tout ce qui lui était cher, il l’a peut-être défendu avec succès pendant un instant ; peut-être ces yeux aujourd’hui sans regard n’ont pas vu l’ennemi franchir le rempart qu’il lui opposait. Ou bien les égorgeurs ont-ils pénétré tout de suite jusqu’à ce coin là-bas où les morts sont couchés plus épais, où une femme serre dans ses bras un enfant comme pour le protéger, tandis qu’une autre, avec un regard de terreur qui se lit encore sur son visage, détourne la tête pour éviter le coup qui la menaçait ? C’est une pitié qu’il n’y ait point en Crète de bêtes féroces qui puissent se repaître de toute cette chair humaine. Cela vaudrait encore mieux pour ces pauvres corps que de rester là à pourrir et à noircir de cette horrible manière ! Notre conductrice, avec plus d’une centaine d’autres femmes, fut épargnée, et bientôt après mise en liberté ; mais une trentaine de ses parens périrent autour d’elle, et elle raconte avec larmes comment un de ses petits-fils, un enfant de six ans, fut égorgé sous ses yeux. »


A partir de la chute d’Arkadi, il n’y eut plus en Crète de faits d’armes qui méritent d’être racontés avec quelque détail. Les Crétois avaient compris que pour eux il ne pouvait plus être question d’attaquer les forteresses ni même de barrer le passage aux troupes régulières, dont l’artillerie à longue portée pourrait toujours les déloger de leurs positions ; ils laissaient donc dire les officiers