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JAUNE OU BLEU


SOUVENIRS D’UNE DOUBLE BRIGUE[1].

Albany, ce quartier fashionable, ne recèle guère, dans ses plus élégantes demeures, un boudoir mieux installé que celui où m’accueillit maître Fitz, mon très honoré cousin, par une radieuse matinée de printemps. Le soleil de mai y pénétrait à travers les croisées entr’ouvertes, et, glissant sur les touffes de fleurs qui surmontent les jardinières, semait de brusques et mobiles reflets les arabesques dorées du cuir de Cordoue qui garnit les murs, les cuivres-rocailles dont l’âtre est comme encombré, les découpures étincelantes qui se plaquent aux guéridons, aux bahuts de vieux Boule. Au sein de ce fouillis lumineux, mon ex-condisciple faisait assez bonne figure et frappait d’un respect involontaire ma naïve jeunesse. Sa taille haute et souple se dessinait sous les plis amples d’une longue tunique arménienne. Un journal de sport dans la main gauche, il tenait de la main droite une tasse de café noir très concentré, où il venait de laisser tomber quelques cuillerées d’eau-de-vie. Trois ou quatre regalias, insérés dans une potiche japonaise, inclinaient vers lui leurs tiges blondes, et semblaient solliciter l’honneur d’être fumés par un si bon juge de leurs mérites exquis. Leur parfum subtil se mêlait à l’odeur de l’ambre, aux émanations du cuir de Russie, aux vapeurs du café fumant. Tous les sens enfin se trouvaient caressés et chatouillés à la fois dès qu’on avait franchi le seuil de ce joli réduit et soulevé les lourdes portières de soie qui en masquaient l’accès.

  1. Nous détachons encore une esquisse du recueil qui nous a déjà fourni l’histoire de lady Tattersall. L’élégant pseudonyme qui se cache sous le nom de Ouida n’aura point, nous l’espérons, à se plaindre de ce nouvel emprunt, autorisé par le succès du premier.