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aujourd’hui le goût assez pervers pour ne pas admirer, et pour trouver parfois barbare, non moins que ruineuse, la façon dont on l’embellit. C’est là, sous le hardi réseau de ces souples nervures, sous l’éclat coloré de ces verrières étincelantes, dans ce tabernacle aérien, qu’il faut évoquer Joinville et l’appeler en témoignage. Lui seul nous force à croire aux vertus surhumaines de son royal ami. Quelles que soient les témérités de cette architecture en quelque sorte immatérielle, un bien plus étonnant miracle est l’âme de ce roi. Foyer d’amour, de charité, de compassion, de dévouement, ce n’est là rien encore. D’autres ont eu de telles âmes; le surhumain est de n’avoir jamais succombé à aucune faiblesse, cédé à aucun entraînement, d’avoir su résister toujours, même à sa dévotion, même au clergé, même à Rome, aussi bien qu’à l’Europe, aux musulmans et aux menaces de torture! On comprend que la royauté, n’eût-elle apparu qu’un seul jour sous les traits d’un tel homme, ait pris, et pour si longtemps, dans ce pays de France, un caractère mystérieux et divin. Le souvenir de saint Louis a protégé et fait aimer, presque adorer par habitude, même ses plus faibles et ses moins dignes successeurs.

Quel est donc le secret de cet héroïsme qu’a respecté Voltaire lui-même, dont il n’a jamais pu parler que sérieusement, et qui lui a fait trouver pour le peindre les plus admirables paroles? Le secret de cet héroïsme est le mépris absolu de la mort. Le jour où le saint roi fit voir aux émissaires du Vieux de la Montagne que leurs poignards ne le faisaient ni trembler ni pâlir, il fut maître en Europe, maître de tous comme de lui-même. On ne fait de vraiment grandes choses, on n’est digne de commander aux hommes qu’à ce prix. Ne demandons pourtant pas aux puissans de la terre qui, sous un nom ou sous un autre, sont appelés au dangereux honneur de gouverner leurs semblables, ne leur demandons pas d’être des saints, ni même des héros! Mais si, renonçant à la pratique encore plus inhabile qu’immorale de traditions surannées, ils empruntaient enfin au bienheureux monarque la plus facile de ses vertus, le fond de sa politique, sa sainte horreur du mensonge, s’ils s’habituaient à dire assez souvent la vérité pour qu’on pût croire qu’ils la disent toujours, quelle transformation de ce monde, quel gage de sécurité pour les peuples, et pour les rois, quelle facile assurance d’être bénis et respectés!


L. VITET.