Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 75.djvu/230

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sont du même avis. Herder n’en parle que sur le ton du dithyrambe. « Tout y est beau, sublime, complet ; pas un mot à changer, à déplacer. » Et cet enthousiasme intolérant vient juste à point pour sceller l’alliance du Herder de cette période (1773) avec les meneurs du mouvement romantique. Tieck pense là-dessus comme les autres. « C’est un monde de notions et de découvertes historiques, un drame grand, profond comme la nature. » M. Ulrici, M. Gervinus, les plus autorisés parmi les nouveaux, montrent également une admiration sans réserve. D’autre part, les dissidens ne manquent pas : M. Kreyssig, M. Rümelin, M. Schwert ; c’est entre eux un véritable concours de désapprobation furibonde. Critiquer ne suffit point, on s’indigne, on se détourne de tant de crimes. Shakespeare n’a su tirer de son sujet qu’une ignoble et grotesque ébauche ennuyeuse surtout au possible. La raison s’égare au milieu de ce labyrinthe ; les femmes quittent la place de dégoût, les hommes eux-mêmes, en dépit d’un système nerveux plus robuste, n’y résistent pas. « À cet excès d’atrocités, d’absurdités, écrit M. Kreyssig, l’Angleterre, patrie du poète, n’a pu tenir ; l’ouvrage ne subsiste au théâtre qu’a l’aide de modifications radicales. Le mouvement du drame est complètement transformé, et cette transformation va même fort au-delà du besoin en se couronnant par un dénoûment heureux où Cordélia épouse Edgar. » Le fait est que Coleridge, si loyal, si convaincu dans ses appréciations apologétiques de Shakspeare, trouve à redire à mainte scène. Ce Glocester auquel publiquement on crève les yeux lui semble un spectacle inadmissible ; le supplice de Cordélia le dérange aussi quelque peu. Il accepterait la mort, mais non ce genre de mort (la strangulation), qu’il juge une horreur inutile. Une ballade anglaise, inspirée par ce sujet et postérieure à la pièce, fait mourir Cordélia sur le champ de bataille, en héroïne. C’est déjà plus humain, mais au temps de la Restauration, ce dénoûment n’eût contenté personne. On avait assez vu de ces royales catastrophes pour n’en plus vouloir, même en fiction ; le drame fut remanié, et de cette aventure naquit l’amour d’Edgar pour Cordélia avec l’heureuse conclusion de l’histoire, qui dès lors finit en comédie. Johnson et ceux de son époque opinèrent naturellement en faveur de cette mirifique invention, et longtemps encore le Roi Lear fut représenté sous cette forme, indubitablement plus galante. D’ailleurs ce dénoûment, en s’éloignant de Shakespeare, se rapprochait de la chronique d’Holinshed, où, comme dit Goethe, « se prononce en douceur tout ce que le génie du grand Will a si furieusement, si tragiquement exaspéré. » Le roi Leir de la chronique finit par triompher ; avec l’aide de la troisième de ses filles, il reconquiert ses droits, remonte sur son trône, d’où ses deux mauvais gendres sont renversés par le roi de France, époux de Cordélia. Ce Leir légendaire règne deux ans encore après sa restauration, puis meurt à Carlear, aujourd’hui Leicester (Leircester). Cordélia, cinquante ans avant la fondation de Rome, lui succède, règne cinq ans