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un seul instant ne fut maître des orages de son sang, tourne à la frénésie, donne aux deux aînées son royaume en partage, proscrit Kent, le plus fidèle de ses serviteurs, qui s’efforce vainement à le ramener, et sur cette fille, naguère objet de ses plus chères préférences, fait soudainement peser tout le poids de sa haine. Le duc de Bourgogne, qui recherchait la main de Cordélia, se retire, épouvanté de tant de colère ; plus loyal, plus chevaleresque, le roi de France n’en persiste que mieux dans sa brigue, obtient de s’unir avec la fille dépossédée et l’emmène chargée d’une malédiction que Lear profère en furieux : « Puisse la tombe me refuser sa paix, si je ne lui retire mon cœur de père ! » et dont plus tard lui-même révoquera le sens. Affreuse imprécation que celle de ce vieillard dès ce moment voué aux Euménides, mais qui certes ne saurait faire de cette exposition une scène « absurde » ! — « Va, tue ton médecin, nourris de son salaire le mal qui te ronge », s’écrie en s’éloignant le brave Kent dans un mouvement de juste et clairvoyante indignation que Shakspeare oppose à la démoniaque insanité du roi.

Goneril et Régane, les deux sinistres sœurs, sont des figures qu’on dirait empruntées à l’Edda. Irrévocablement pourvues, elles se redressent de leur hypocrite soumission envers le pauvre vieillard et mettent à nu leur effroyable perversité. Naguère on le flattait, on disait oui, on disait non au gré de sa fantaisie; maintenant les fronts se rembrunissent, on lui reproche sa vieillesse, son imbécillité. Aux cyniques apostrophes se mêlent les actes de scélératesse, et le misérable père, insulté, dégradé, reconnaît trop tard ce que valent les anciennes caresses de ses filles, et que « ce n’était point là une bonne théologie ». Au premier aspect, les deux sœurs ont le même air. « Elles se ressemblent comme deux pommes », remarque le fou. En y regardant de plus près, vous saisissez la différence, le trait typique de chacune, partout accusé. L’aînée, Goneril, est toute virile, elle a la force d’initiative, tandis que Régane, plus passive, plus dépendante, tient davantage de la femme. Goneril est la voix, Régane l’écho. La pire de ces deux créatures a épousé un honnête homme qu’elle traite de fou vertueux, et dont la clémence ne cesse d’être pour elle un sujet d’émerveillement. L’autre, la moins inhumaine, a dans le duc de Cornouailles un époux plus méchant qu’elle, sombre, féroce, laconique, qui la rudoie. Le vieux Lear, outragé, jeté dehors par la nuit et la tempête, prononce avant de s’éloigner cette malédiction sublime qu’il faut mettre à côté, sinon au-dessus de ce que l’antique a produit de plus grand. Goneril, silencieuse et froide comme le marbre, reçoit le coup sans sourciller, tandis que Régane frissonne à part elle et craint un éclat de cette foudre. Pour se montrer au plein de sa barbare ingratitude, Régane a besoin de la présence de sa sœur. Elle n’a ni l’impudence de Goneril quand elle parle, ni la sauvage effronterie de son regard torve qui vous tue ; mais, soutenue, stimulée, elle sera capable de dépasser même sa sœur dans ses cruautés envers son père.