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très net, tend à se substituer au vin de Madère, qui, tel qu’il est offert à la consommation, est le plus souvent capiteux et malsain.

L’eau-de-vie, j’entends celle qu’on débite chez les détaillans, ne contient pas un atome d’esprit-de-vin; on la compose avec de l’alcool de fécule à 90 degrés que l’on coupe d’eau de façon à le réduire à 47 ou 49, on la teinte avec du caramel, on la sucre avec de la mélasse, et, ainsi préparée, elle devient ce casse-poitrine cher aux ivrognes, et dont l’abus engendre promptement le delirium tremens. La bonne eau-de-vie, celle qui est réellement obtenue avec du vin, qui nous est envoyée par le pays de Cognac, n’a que 41 degrés; mais parfois il arrive, à cause d’une fabrication trop rapide ou trop récente, qu’elle reste verte et rêche. On emploie alors pour l’adoucir, la vieillir, lui donner du velouté, un procédé très simple et absolument inoffensif : à un quarteau de 50 litres on ajoute 2 litres d’infusion de thé bouillant dans laquelle on a fait dissoudre avec soin une demi-bouteille de sirop de guimauve. Les plus fins gourmets y sont attrapés, l’eau-de-vie devient soyeuse et prend vingt ans en dix minutes.

La falsification des liquides s’opère presque toujours chez le détaillant, qui excelle à faire trois pièces de vin avec deux, grâce à un tiers d’eau. La préfecture de police a dans son service 28 dégustateurs, dirigés par un dégustateur en chef accosté d’un adjoint, dont l’unique mission est de goûter» de contrôler les vins et liqueurs dans tous les établissemens publics, de découvrir les fraudes et de déclarer les contraventions. Ces employés assermentés ne sont admis qu’après examen : douze échantillons de vins leur sont présentés, dont les candidats doivent reconnaître le cru immédiatement; quelques-uns arrivent, à force de finesse et de sensibilité dans les organes du goût, à accomplir de véritables prodiges, et à pouvoir nommer au besoin les sept ou huit sortes de vins qui composent un mélange. Leur métier n’est point une sinécure, car ils ont à Paris, en dehors de Bercy et de l’entrepôt, 23,643 établissemens à visiter, parmi lesquels il faut compter 11,346 marchands de vins au détail[1]. Autrefois les vins saisis étaient jetés au ruisseau devant la porte même du délinquant; mais bien des pauvres gens se précipitaient avec des éponges, des casseroles, des cruches, pour recueillir la liqueur bleuâtre et malsaine qu’on poussait vers l’égout; l’impression qu’on voulait obtenir tournait à mal, et produisait précisément l’inconvénient qu’on cherchait à éviter. Aujourd’hui les vins

  1. Le nombre des autres établissemens où l’on débite des liquides se répartit ainsi: marchands de vins en bouteilles et succursales 883, — liquoristes 644, — crémeries 1,662, — fruitiers et marchands de comestibles 924, — cafés et brasseries 1,631, — traiteurs-restauteurs 2,093, — tables d’hôte 444, — épiciers, débits de tabacs 3,657, — frituriers et regrattiers 256, — débits interlopes 103.