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strophe qui venait ainsi l’atteindre au sein de ses odieux, de ses insolens triomphes, ne pouvait soulever aucune objection fondée. Sans ombre de conscience ou de scrupule, n’épargnant personne, inaccessible à la pitié, complètement étranger au remords, il abattait, sans plus s’en inquiéter que des pigeons de Hornsey-House, quiconque sur sa route lui faisait obstacle. Eh bien ! malgré tout cela, trois ou quatre nigauds, — dont j’étais, — prirent à cœur sa mésaventure. Que diable voulez-vous? il s’était intéressé à ma jeunesse, et pourquoi? je n’en sais rien. Par momens, ce réprouvé se montrait d’une générosité princière. Pour vous tirer d’embarras, il eût vendu sa dernière chemise, quitte à vous prendre votre maîtresse le lendemain matin et à vous mettre sur la paille le surlendemain dans quelque partie de baccarat, toujours avec le même air de cordiale bonhomie. Je ne pouvais m’empêcher de le plaindre. Songez donc, un si excellent tireur ! Qu’on le mît au détour d’une allée où les faisans s’enlevaient par bouquets, — dans un bachot au milieu d’un marais lorsque tourbillonnent, battant des ailes, des nuées de canards sauvages, — dans une sombre forêt de Transylvanie où le sanglier farouche fonce à travers taillis avec des cris de fureur, une écume sanglante aux lèvres, — parmi les jungles indiennes, la nuit venue, n’ayant pour cible qu’une tête brune entrevue çà et là derrière les buissons, à deux ou trois cents yards, — son coup était infaillible. Voilà pourtant ce qui aurait dû rendre indulgens ces bureaucrates des Horse-guards. Je ne sais comment ils méconnurent le parti qu’on pouvait tirer d’un sabreur pareil. Il était si simple d’utiliser contre les Ghoorkas, les Mahories ou les Cafres cette vaillance dépensée en pure perte. Transformer en héros un chenapan n’est pas après tout une si étrange merveille; cependant il y faut encore quelque clairvoyance et quelque flair, ce dont les bureaux sont généralement dépourvus. C’est pourquoi Deadly Dash, par une belle soirée d’automne, traversa la Manche en bateau à vapeur sous le coup d’une véritable proscription, car il avait des créanciers par myriades, qui se disposaient à le traiter sans merci ni miséricorde. De sa belle vie aventureuse, du monde qui l’accueillait si bien, de ces riches herbages qu’il avait livrés acre par acre aux juifs avides, rien absolument ne lui était laissé. Il en était séparé désormais par d’infranchissables abîmes.

L’oublier, une fois hors du pays, fut l’affaire d’un tour de main. « Loin des yeux, loin du cœur, » le proverbe a raison, et personne n’entonna le moindre De profundis en l’honneur de ce mort encore vivant. Je pense même que certains camarades se sentirent soulagés et respirèrent plus à l’aise. Nous ne sommes jamais bien sûrs qu’on nous regrette, mais nous pouvons parier sans risquer