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ver tout simple qu’il parlât ainsi, et ne songèrent qu’à lui obéir. Ils serrèrent les rangs comme à la parade, évitant de leur mieux les chevaux blessés qui ruaient à la moindre approche et les tas de cadavres qui embarrassaient la manœuvre ; puis, une fois massés, après une courte halte qui attira sur eux une fusillade mieux nourrie que jamais, ces braves chargèrent... La force du choc perça la première ligne, qui s’ouvrit comme le chêne sous le coin une fois entré. La seconde, sans cesser le feu, s’écarta d’elle-même à l’approche de l’avalanche humaine. Bref, la bande héroïque se dégagea miraculeusement de la trappe aux dents de fer, non sans lui laisser quelques lambeaux de sa chair sanglante. Au moment où nous ne vîmes plus devant nous que la rase campagne, l’herbe verte du plateau, un cri de ralliement particulier à la Virginie sortit en même temps de toutes les poitrines. Ce cri, je l’ai encore dans les oreilles au moment où je vous parle.

J’ai assisté dans ma vie à quelques affaires assez chaudes, mais en fait d’inattendu et de surprenant il ne m’a pas été donné de rien voir qui approchât de cette aventure. J’en sortais sans autre dommage qu’une bonne estafilade à l’épaule, et pourtant je n’avais pas quitté le chef d’une semelle. Quand nous fûmes hors de poursuite, ce qui ne tarda guère, — car les fédéraux ne disposaient pas d’un seul escadron de cavalerie, et leurs canons à longue portée faisaient derrière nous plus de bruit que de besogne, — ce démon incarné, sans arrêter sa bête, lancée au galop, se tourna sur sa selle, épaulant un rifle qu’il venait de prendre à l’arçon de sa selle: — Il me faut le général, dit-il, l’œil fixé sur un groupe d’officiers d’état-major qui, pour moi, ne représentaient que des taches noires sur un fond brumeux; puis il fit feu. La tache centrale de cette vague pléiade me parut quitter la selle, et un cri de rage qui parvint jusqu’à nous annonça que la balle était arrivée à son adresse. Le chef sudiste se mit à rire d’un petit rire triomphal, métallique et sonore, qu’il me semblait ne pas entendre pour la première fois. Le sauvetage, pour le coup, marchait grand train. Encore quelques minutes, et nous allions plonger sous les voûtes de l’immense forêt qui ouvrait devant nous, comme les grandes cathédrales d’autrefois, ses inviolables asiles. Encore quelques minutes, et derrière les routes de bois profondément ravinées nous trouverions l’ombre protectrice, le silence fidèle, le rempart des lacs, le refuge des taillis impénétrables. Vingt à parier contre un que nous étions hors d’affaire. Un moment de plus accordé à notre fuite nous donnait partie gagnée. Ce moment nous manqua cependant.

Une vallée étroite et profondément encaissée, ouverte à notre gauche, débouchait sur la route où nous étions engagés. De cette