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la prévision certaine de la fatigue future. Or la fatigue suppose l’action. La vie n’est donc pas seulement une existence, c’est une action, et le sujet pensant n’est pas seulement un être, c’est une force.

Le sujet pensant ne se perçoit donc pas à la manière des choses externes, comme un phénomène ou une collection de phénomènes; ne l’oublions pas, il ne se connaît pas non plus dans son essence, dans son fond absolu. L’âme dans l’absolu, dit Maine de Biran, est un x. Sur ce point, je le répète, Biran et Kant sont d’accord. Ceux qui raillent le spiritualisme, et qui parlent de l’âme substance, l’âme absolue, l’âme en soi, parlent de ce qu’ils ignorent parfaitement. Ce qui est l’objet de l’intuition, c’est le sujet pensant lui-même, sujet qui ne se disperse pas et ne s’épuise pas dans les phénomènes, mais dont le fonds substantiel aussi bien que l’origine et la fin échappe à toute intuition. D’abord il est évident que le sujet pensant, l’esprit, ne sait rien par l’intuition directe de son commencement. Rien ne l’autorise à croire qu’il ait toujours existé. En supposant que cela fût, cette existence éternelle n’a laissé aucune trace dans notre souvenir. Les nations de l’Orient croient à la préexistence; mais c’est là une pure croyance. Même le commencement de notre existence phénoménale est pour nous enveloppé de nuages. Nous ne remontons par la mémoire que jusqu’à une certaine période de notre vie, et les intervalles vides de souvenir s’augmentent et grandissent à mesure que nous rétrogradons par la pensée. Au-delà d’un certain temps, nous ne savons plus que par autrui que nous avons vécu et senti. Si nous remontons encore plus loin dans cette vie obscure et parasite qui précède la naissance, ce n’est plus par le témoignage des hommes, c’est par l’induction et l’analogie que nous sommes autorisés à croire que la sensibilité n’a jamais été complètement absente, et que les premiers instincts accompagnés d’une conscience confuse ont dû coïncider avec l’éclosion même de l’être nouveau; mais enfin à ce dernier moment ou plutôt à ce point initial où a dû commencer, s’il a commencé, l’être qui plus tard dira je ou moi, à ce moment tout fil conducteur nous fait défaut : la conscience, le souvenir, le témoignage, l’induction, l’analogie, tout vient à nous manquer, et l’œil se perd dans un immense inconnu.

L’esprit ne sait rien intuitivement sur son passé, il n’en sait pas davantage sur son avenir. Il sait par l’expérience extérieure que les conditions organiques auxquelles semble attachée la présence de la conscience se dissoudront un jour, et qu’avec elles disparaîtra tout signe extérieur de conscience. Cette disparition est-elle absolue, ou n’est-elle qu’une transition à un autre état de con-