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l’idée de matière telle qu’elle est donnée par les sens et représentée par l’imagination (à savoir une pluralité existant dans l’espace), et donnant à cette pluralité apparente une réalité substantielle, en fait non plus seulement la condition, mais le substratum de la pensée. L’atomisme épicurien est le vrai et le seul matérialisme rigoureux, parce qu’il se représente les dernier^ élémens des corps sur le modèle des corps réels : ce sont pour lui comme de petits cailloux insécables qui composent toutes choses. Aussitôt qu’on nous parle d’une autre matière que celle-là, il n’y a pas plus de raison de l’appeler matière que de quelque autre nom, — la substance, l’idée, l’esprit ou même Dieu, — et le matérialisme se transforme en idéalisme ou en panthéisme. Ici la discussion change d’aspect et un nouveau point de vue se présente à nous.

En même temps que l’expérience intérieure nous donne l’unité du moi, l’expérience externe, aidée de l’induction, nous autorise à affirmer l’existence des autres hommes et par conséquent de consciences semblables à la nôtre. La pluralité des consciences est un postulat que l’on peut considérer comme acquis à la science sans démonstration. Il est très remarquable en effet qu’aucun sceptique n’ait jamais expressément nié l’existence des autres hommes. L’hypothèse qui ferait de l’intelligence de tous les hommes sans exception une sorte de réfraction ou de diffraction de la mienne propre, cette hypothèse suivant laquelle les pensées d’un Newton ou d’un Laplace seraient encore mes propres pensées, même lorsque je suis absolument incapable de les comprendre, une telle hypothèse, si contraire au sens commun, n’a jamais été explicitement, que je sache, soutenue par aucun philosophe. Les sceptiques, en parlant des contradictions humaines, supposent par là même qu’il y a plusieurs esprits différant les uns des autres. Protagoras disait que « l’homme était la mesure de toutes choses; » mais il reconnaissait par-là que chacun était pour soi-même la mesure de la vérité, et par conséquent il entendait bien admettre l’existence des divers individus. Berkeley, qui niait la réalité de la matière, admettait expressément l’existence des esprits. Fichte enfin, qui fait tout sortir du moi, démontre dans son Traité de droit naturel la pluralité des moi (die Melirheit den Ichten). Il y a donc, à n’en pas douter, des consciences individuelles distinctes.

Or la conscience d’un homme est absolument fermée à celle d’un autre homme. Je ne puis pas avoir conscience du plaisir ou de la douleur d’un autre. Les consciences sont donc nécessairement discontinues. Elles forment des mondes distincts, des moi séparés. Il n’y a aucun passage du moi d’un homme au moi d’un autre homme. Le langage sans doute est un intermédiaire; la