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irritation profonde la mine, car elle sent l’influence de Séjan grandir et détruire la sienne, elle sent de plus en plus rebelle et prompte à se dérober l’âme hostile de son oncle. Tibère apprend sa maladie et va la voir. Alors se passe une scène qui paraîtra invraisemblable, mais qui est racontée par un témoin qu’on ne peut récuser. Agrippine avait reconnu, malgré son courage et son orgueil, que, pour commander à des Romains, il fallait un homme capable d’action, et non une femme, dont les paroles étaient aussi peu comptées que les prières; qu’un second époux, à qui elle communiquerait le prestige du sang d’Auguste, serait un instrument tout-puissant pour le parti déconcerté de Germanicus. Elle est sous l’empire de cette idée quand Tibère se présente. Elle l’accueille d’abord par un silence farouche, puis par des sanglots; enfin la tempête qui couve dans son cœur éclate : elle somme Tibère « de subvenir à sa solitude, de lui donner un mari; elle est jeune encore, elle a des sens, et une femme vertueuse ne peut demander de consolations qu’au mariage. Il y a dans Rome des citoyens qui s’honoreront de recevoir sous leur toit la veuve et les enfans de Germanicus. » Tibère, aussi étonné de cette sortie qu’effrayé du piège qu’elle cachait, ne répondit point, se laissa menacer, presser, maltraiter, et s’éloigna sans prononcer un mot. Ce récit est emprunté aux mémoires de la fille même d’Agrippine, qui fut témoin de cette scène. Tacite déclare l’avoir copiée, lui qui en général n’indique pas les sources où il a puisé. En effet, dans la famille des césars, c’était une tradition, sinon une manie, d’écrire des mémoires (commentarii). Auguste l’avait fait à l’exemple de César, Tibère à l’exemple d’Auguste. Agrippine, mère de l’empereur Néron, avait écrit l’histoire des malheurs de sa famille, c’est-à-dire sa propre apologie, comme la plupart des auteurs de mémoires. C’est pourquoi les critiques qui osent mettre en doute la véracité de Suétone ou de Tacite devraient au moins ne pas oublier que ces historiens, personnages considérables de leur temps, ont consulté librement les archives du Palatin, et qu’ils n’ont usé qu’avec discrétion des documens les plus authentiques.

Ces incertitudes d’Agrippine, ces changemens, ces larmes, prouvent, non sa faiblesse, mais la faiblesse de sa politique. Elle était dupe de Séjan, qui était son plus terrible ennemi, et s’attaquait toujours à Tibère, qui n’était que l’instrument de Séjan. Il est bon de faire sentir à un empereur seul responsable sa responsabilité; cependant il ne faut pas en même temps tomber dans les filets de ses ministres. Charger Tibère pour se fier à Séjan, c’était un singulier aveuglement. Agrippine savait qu’elle avait bon marché de Tibère, et elle en abusait. Un mot sanglant la satisfaisait comme un succès et la consolait trop des échecs successifs qu’elle éprouvait.