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s’être soutenue longtemps, ne supporta point la première épreuve sérieuse, et se rompit à la suite d’une guerre où la Russie fut abandonnée par ses alliés, auxquels elle avait tout sacrifié!... » C’est là le sentiment que laissait cette crise orientale de 1855, et qui, au lendemain de la paix, commençait à mûrir dans ce « recueillement » dont le prince Gortchakof avait l’art de faire un système. Le « recueillement, » c’était en fait la transition.

La guerre de Crimée détachait la Russie des traditions de 1815, l’insurrection de Pologne est venue hâter la transformation en achevant de jeter le désarroi dans la diplomatie européenne, en infiltrant dans la politique russe toutes les passions nationales et même révolutionnaires. C’est depuis ce moment surtout qu’une situation nouvelle se dessine. Est-ce à dire que la politique russe ait changé dans son esprit et dans ses directions essentielles? Certainement la Russie poursuit encore aujourd’hui ce qu’elle poursuivait il y a trente ans, il y a un siècle; elle a les mêmes ambitions et les mêmes vues du côté de l’Europe occidentale aussi bien que du côté de l’Orient. Tout ce qu’elle fait en Pologne depuis quelques années, tout ce qu’elle laisse entrevoir de son action en Turquie révèle l’invariable persistance de ses desseins. Le but est le même, ce sont les moyens qui ont changé. L’empereur Nicolas, dans ses plus grandes ambitions, était un despote correct qui ne connaissait que la force régulière, et qui par aveuglement ou par entêtement autocratique eût dédaigné de chercher des alliés dans l’opinion, dans les instincts populaires ou nationaux. La Russie nouvelle s’est faite agitatrice et même révolutionnaire. Elle en est venue bientôt à comprendre que l’opinion est une puissance, et elle s’est adressée à l’opinion. On s’est servi contre elle de la propagande, et elle s’est jetée dans toutes les propagandes contre les autres. On l’a menacée du droit des peuples, de ce principe nouveau des nationalités, et elle s’est mise, elle aussi, à se servir de cette arme, qu’elle manie avec une dextérité byzantine unie à tout l’orgueil de la force. Elle aurait plutôt inventé des nationalités nouvelles pour les opposer aux anciennes. Sous l’empereur Nicolas, la politique extérieure de la Russie se réduisait en somme à une certaine tradition diplomatique à peu près invariable sur certains points et presque systématiquement exclusive; elle vise manifestement depuis quelques années à étendre ses combinaisons, à se dégager des vieilles routines, à pratiquer la liberté des alliances en Europe et hors de l’Europe, sans tenir compte des préjugés ou des intérêts absolutistes, des analogies de tendances et d’institutions.

C’est la politique d’une puissance émancipée qui n’a point été la dernière à reconnaître la révolutionnaire Italie, ne fût-ce que