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Lessovski et à son escadre, qui se révélait en 1866 par la mission américaine expédiée à Saint-Pétersbourg pour complimenter l’empereur Alexandre II.

Certes il peut paraître assez étrange que des citoyens d’un pays libre se montrent si empressés auprès d’un tsar, qu’une république entre en intimité avec un empire autocratique. Les Américains n’y regardaient pas de si près. Un simple message du gouvernement ne suffisait pas; c’était le congrès lui-même qui avait tenu à voter une résolution par laquelle il témoignait son indignation contre l’attentat de Karakosof, et s’empressait de « complimenter sa majesté impériale et la nation russe, de féliciter les 20 millions de serfs à l’occasion du salut providentiel du souverain à l’intelligence et au cœur duquel ils sont redevables des bienfaits de la liberté. » Cela fait, une simple transmission par la voie diplomatique ordinaire ne suffisait pas encore; il fallait une mission spéciale, composée du sous-secrétaire d’état de la marine, M. Fox, et d’un certain nombre d’officiers, les capitaines Murray, Beaumont, et, pour transporter cette mission à Cronstadt, il fallait une escadre formée de quelques-uns des plus beaux navires de guerre, des plus prodigieux monitors de la marine des États-Unis. Il y avait bien de quoi flatter l’orgueil moscovite en l’excitant aux effusions reconnaissantes, et l’arrivée des envoyés américains devenait effectivement, pendant près de deux mois en Russie, l’occasion de toute sorte d’ovations, de manifestations, de meetings, de banquets, où Russes et Yankees fraternisaient de leur mieux, s’abandonnant à un enthousiasme singulier, comparant la victoire des états du nord sur le sud à cette autre victoire du tsar libérateur « sur un héritage de barbarie. » Les Russes, on le sait, excellent dans cet art suprême d’enguirlander, de promener leur monde à travers les féeries de réceptions aussi artificielles que somptueuses. Les envoyés américains ne trouvaient que fêtes et feux d’artifice partout, et partout ils pouvaient voir, en face des portraits de l’empereur et de la famille impériale, les images de leurs grands hommes, Washington, Franklin, Lincoln.

Un jour, sans doute pour leur montrer un spécimen de la vie rurale, on les conduisait dans une propriété célèbre du prince Galitzin, au château de Kouzminki, où ont passé bien des hôtes souverains, et là ils étaient reçus avec tous les honneurs impériaux. Une députation de paysans venait leur offrir sur un plat d’argent le pain et le sel, et le doyen des anciens serfs fut invité à la table du banquet. La scène de la fin de la journée ne laissait pas d’être bizarre. On avait réuni les paysans dans une immense rotonde du château, et M. Fox leur offrait un drapeau américain en leur disant : « Ac-