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Gortchakof y mêlait même des souvenirs classiques. Au mois de février 1867, il écrivait qu’on venait de mettre sous ses yeux une dépêche d’Aali-Pacha, et il ajoutait :


« Après avoir pris lecture de cette pièce, voici ce que j’ai dit à Conomenos-Bey : J’apprécie pleinement le talent avec lequel Aali-Pacha plaide sa cause. Son mérite est d’autant plus grand qu’il doit être aussi convaincu que moi des vices organiques d’une situation dont il cherche à atténuer la réalité. Aali-Pacha tout comme Fuad-Pacha sont des hommes d’état d’une civilisation européenne. Je ne leur apprendrai rien de nouveau quant aux conséquences d’une prolongation de l’état actuel des choses. Ce n’est pas contre les attaques du dehors que vous avez à vous prémunir, c’est contre les plaies sociales et politiques qui vous rongent… Vous ne pouvez pas ignorer ce qui se passe dans vos provinces. Vous devez y remédier au plus tôt ou vous résigner aux plus graves conséquences. Vous avez méconnu ou négligé les conseils que nous n’avons cessé de vous donner, aujourd’hui vous en voyez les conséquences ; les principautés danubiennes sont perdues pour vous. Il est encore l’heure d’arrêter le progrès du mal ; mais pour cela il faut se mettre résolument et promptement à l’œuvre. Il faut d’abord ne pas se faire d’illusions. L’île de Crète est perdue pour vous. Après six mois d’une lutte aussi acharnée, la conciliation n’est plus possible. En admettant même que vous parveniez à y rétablir pour quelque temps l’autorité du sultan, ce ne serait que sur un tas de ruines et un monceau de cadavres. Tacite a dit depuis longtemps ce qu’il y a de précaire dans ce règne du silence qui succède à la dévastation : solitudinem faciunt, pacem appellant. Cédez aux Grecs cette île que vous ne saurez conserver… Prenez ce parti sans tergiverser, car chaque goutte de sang versé creuse un abîme qu’il sera impossible de combler plus tard. Quant aux autres provinces de votre empire, décidez-vous sans perte de temps à un système de réformes sérieuses et radicales ; mais pas de réformes théoriques, pas de déclarations sur papier destinées à rester lettre morte : un système sérieusement médité, loyalement appliqué, résolument poursuivi, qui puisse garantir le libre développement et la coexistence de vos sujets chrétiens avec le maintien de l’autorité du sultan… »


Ce que disait le prince Gortchakof pouvait bien être vrai, et pour décrire ce qu’il y a de précaire dans ces répressions à outrance, dans ces pacifications par le fer et le feu, il n’avait même pas un grand effort à faire ; il n’avait qu’à se souvenir des dépêches adressées par la France et par l’Angleterre à la Russie elle-même en 1863 au sujet de la Pologne. Malheureusement la Turquie se montrait peu disposée à écouter de tels conseils ; elle déclarait que, « pour obtenir la cession de l’île de Crète, il fallait un nouveau Na-